VAN DE VELDE, Henry, Formules de la Beauté architectonique moderne, Bruxelles, Archives d'Architectures Moderne, 1998.
Dans les Formules de la Beauté architectonique moderne, Henry Van de Velde vise à questionner et à redéfinir la notion de beauté, dans le contexte d'une société moderne : l'auteur défend une conception rationnelle de la beauté fondée sur la formulation, de ce qu'il nomme «le style nouveau», et l'articulation de ses différentes caractéristiques, à savoir une conception de la beauté reposant sur la raison, la revalorisation de la matérialité et son rapport à notre sensibilité, ainsi que la dimension dynamique de la ligne d'un objet, c'est-à-dire le mouvement dans lequel s'inscrit sa structure, dont la perception serait indispensable à notre jouissance esthétique. Il parle alors de la ligne «de l'ingénieur», liée à ce qui se veut être un nouveau souffle moderne. Le style nouveau s'inscrit au moment du mouvement de renaissance des arts industriels et décoratifs et de l'architecture sur le continent (Européen).
Pour asseoir sa position, Henry van de Velde procède en cinq temps. Il commence par établir un constat reliant l'éloignement de la beauté à notre manque de curiosité, ce constat le mène à un argumentaire condamnant la sentimentalité au détriment de la rationalité. Il tente ensuite d'articuler ce qui pourrait au contraire nous rapprocher de cette beauté : la matérialité et la ligne moderne en sont deux grands principes. Il termine enfin par un éloge fait au style grec qu'il présente comme un précurseur du style nouveau.
Il débute donc avec une critique basée sur la notion de crédulité. Il explique que c'est le manque de curiosité qui nous éloigne de la beauté. Il faudrait chercher la valeur utilitaire des objets, et non pas copier et imiter sans comprendre ce que l'on produit.
Ensuite, il explique que cette crédulité est liée à la notion de tradition, qui s'accompagne de la critique de deux auteurs auxquels il s'oppose : John Ruskin et William Morris. Ces derniers appartiennent à une esthétique basée sur la sentimentalité et un retour à l'époque du Moyen Âge, tandis qu'Henry Van de Velde s'oriente avec affirmation vers une construction rationnelle et conséquente de la beauté. Ce serait cet attachement à la tradition, qui nous pousserait à faire de moins en moins preuve de curiosité. Il explique ainsi que la beauté doit être saisie par les moyens de la raison et non de la passion. Il cherche donc une forme simple et épurée, qu'il oppose au culte de l'ornementation. Henry Van de Velde va par la suite procéder à l'énonciation d'une longue liste de références littéraires lui permettant de renforcer son argumentaire.
Après avoir expliqué ce à quoi il oppose le style nouveau, l'auteur tente davantage de ramener le lecteur vers ce à quoi il tend, il aborde alors la notion de perfection, qu'il lie au concept de neutralité. Néanmoins, la perfection n'implique pas nécessairement la beauté, mais elle en est la condition préalable. En effet, selon lui, pour que la beauté soit complète, il faut que la vie pénètre la matière de l'objet . C'est ainsi qu' Henry Van de Velde redonne toute sa valeur à notre sensibilité qui est le moyen par lequel nous pouvons percevoir la vie à travers la matière.
Il aborde ensuite le concept de ligne , qu'il définit comme l'élément qui rattache «les différents organes dont se compose chaque objet». C'est ainsi qu'il est de nouveau amené à parler de l'ornement, qu'il perçoit initialement comme de simples compléments organiques, c'est-à-dire des éléments décoratifs additifs et non indispensables. Henry Van de Velde va néanmoins attribuer une fonction possible à l'ornement, qui serait complémentaire à celui de la ligne : il parle alors d'ornement «structuro linéaire et dynamographique». Il apparaît ainsi comme une sorte d'élément complémentaire venant structurer l'ensemble et renforcer la force et le dynamisme engendré par la ligne.
L'ouvrage se termine sur une suite d'idées articulées par l'auteur : ici, il développe surtout son admiration pour l'Antiquité et le style grec. Il affirme d'ailleurs que le style de conception rationnelle est inspiré et remonte à l'Antiquité.
Parmi les concepts clés développés par l'auteur, nous retrouvons donc les notions de « Sensibilité », « matière » et « vitalité » : nos cinq sens nous définissent en tant qu'être vivant, et nous permettent de percevoir la beauté. Selon lui, ce sont les matières des objets qui, au travers de leurs relations aux lumières et aux ombres, aux lois de l'inertie et de l'apesanteur, excitent nos sens, et s'imprègnent ainsi d'une forme de vitalité. Il cite ainsi Theodor Lipps : « jouir esthétiquement consiste à jouir du "moi" dans un objet dans lequel je me suis projeté1 ». L'appréhension du phénomène de la vie dans les matières viendrait en fait d'une projection de soi et de sa propre vitalité dans les objets.
De plus, dans la filiation du concept de ligne, l'auteur aborde l'ornement : tel qu'il est perçu dans sa dimension décorative, il ne correspond, pour l'auteur, qu'à une suite de symboles futiles et sans significations. Néanmoins, s'il sert à d'autres fins que celles appartenant au domaine de la décoration, l'ornement pourrait être utile. En effet, l'auteur lui trouve des qualités dans ce qu'il nomme la conception « structuro linéaire et dynamographique ». En somme, l'ornement a pour rôle la structuration de l'objet : il doit mettre en évidence les jeux de forces que forment les lignes au sein d'une forme et doit leur faire atteindre un équilibre parfait. C'est ainsi que la jouissance esthétique atteint son apogée.
Il est intéressant de voir la façon dont, dans la pratique du design, la question de la beauté a été centrale. Henry Van de Velde nous parle de sa conception «rationnelle» et « conséquente» de la beauté, de la même façon que Jacques Viénot le fera dans les années 1950, lorsqu'il articulera son principe «d'esthétique industrielle2», visant, comme son nom l'indique, à s'intéresser aux qualités sensibles de l'objet industriel. Cette question de l'esthétique semble encore importante aujourd'hui, parfois à des fins principalement marketing : dans les différents champs du design, il semble important de présenter des produits beaux, qui donnent envie, et qui profiteront parfois bien plus à l'entreprise qu'à l'utilisateur. Cela pose la question de l'usage, et de sa place dans cette discipline. Henry Van de Velde en parle comme étant un principe-phare du style nouveau, mais semble pour autant le placer au second plan.
Le designer Tomás Maldonado3, lui, s'attache à complètement déconstruire cette notion de recherche de beauté et fonde un design basé sur les sciences sociales. En somme, un design au service de l'individu, de ses besoins, sans spiritualisation des produits par l'esthétisme. Néanmoins, il s'agit d'un autre extrême, qui vise à complètement supprimer les qualités esthétiques des objets. Ne faudrait-il pas davantage un juste milieu ?
Il est dès lors intéressant d'établir ce lien avec le design et l'étude des sciences humaines et sociales, ou l'on s'intéresserait autant à étudier les besoins des individus, mais aussi leur sensibilité à l'esthétique. C'est ce dont s'est chargé le design d'interaction, et plus particulièrement Donald Norman, qui, après avoir publié son livre Design of Everyday Things4, paru en 1988, s'est orienté vers un Design émotionnel, c'est-à-dire, un design qui prend en compte les différentes émotions de l'Homme dans la conception d'un produit. Ainsi, si dans son livre il défendait principalement la dimension affordante de l'objet, centré sur son usage, avec le design émotionnel, il revalorisera aussi sa dimension affective, qui serait inévitablement lié à la notion d'esthétique.
Inès AIT GHEZALA, Licence 3 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.
-
Theodor LIPPS, «Einfühlung und ästhetischer Genuss», Die Zukunft, Berlin, 1906, p. 61. ↩
-
Jacques VIÉNOT, La République des arts, Paris, éd. Horizons de France, 1941. ↩
-
Tomás MALDONADO, «La formation du designer», Bruxelles, conférence à l'exposition universelle, 1958. ↩
-
Donald NORMAN, The Design of Everyday Things, Basic Books, Etats-Unis, 1988. ↩