1. Définition
Le mot « ornement » vient du latin « ornamentum », et correspond à « un élément qui orne, agrémente un ensemble, qui ajoute quelque chose, qui embellit1 ». Dans le domaine des Beaux-arts, et des Arts décoratifs, il s'apparente ainsi à une « partie accessoire d\'une composition, qui la rehausse, l\'enjolive, mais pourrait être retranchée sans porter atteinte au sujet principal2 ».
Il ressort de ces définitions que l'ornement est assimilable à une plus-value esthétique tout en étant de l'ordre du superflu . Il apparaît alors comme une sorte de contradiction : si l'ornement peut apporter quelque chose en plus, pourquoi s'en passer ? Il est dès lors intéressant de voir dans quels contextes ce terme est utilisé, et ce qu'il implique pour certains auteurs. Prenons trois exemples.
« En effet, qu'il s'agisse des arts du décor, de la surcharge ornementale des formes maniéristes ou baroques, ou des arts hostiles à la figuration, l'ornement signale sa résistance à la norme classique. Il s'intéresse au remplissage du plan bidimensionnel, et n'est pas concerné par les problèmes techniques d'une traduction de l'espace perceptif tridimensionnel sur une surface plane ».
Anne SAUVAGNARGUES, « L'éthique de l'ornement au tournant des XIXe et XXe siècles : Riegl et Worringer », Nouvelle revue d'esthétique, 2010, p.167.
https://www.cairn.info/ consulté le 11/03/2022.
« Par plusieurs aspects, l'ornement contredit l'idée moderne d'art: il est accessoire, alors que l'œuvre d'art se veut nécessaire; il a une fonction, alors qu'elle n'est subordonnée à aucune ; il est destiné à autre chose que lui alors qu'elle est à elle-même sa propre fin ; il vise le beau alors que celui-ci a cessé d'être la valeur suprême de l'art ».
Carole TALON-HUGON, « Arts et ornements », Nouvelle revue d'esthétique, 2019, p. 5-7
https://www.cairn.info/ consulté le 03/11/2022.
« Dans l'esprit moderne, l'ornement demeure un élément qui agrémente, en ajoutant à l'œuvre quelque chose qui l'embellit. Partant, l'ornement est compris comme relevant de la sphère décorative, sans autre réelle fonction pour le lecteur médiéval que de faire plaisir à ses yeux».
Stavros LAZARIS, « Fonctions des ornements à motifs géométriques dans la mise en page du texte des manuscrits grecs », KTÈMA Civilisations de l'Orient, de la Grèce et de Rome antiques, Université de Strasbourg, 2010, p. 285-298.
Les occurrences citées ci-dessus sont alors révélatrices du caractère additif que symbolise la notion d'ornement : les termes de « surcharge » et « remplissage » de la première occurrence en sont la preuve, elle révèle aussi la façon dont l'ornement se détache de la volonté de faire illusion, il n'est pas utilisé pour transporter le regardeur dans une temporalité et un lieu spécifique, mais bien davantage pour combler le vide du plan bidimensionnel. Ainsi, il semblerait qu'il faille séparer la notion d'ornement de celle d\'œuvre d'art. D'ailleurs, la deuxième citation apporte un niveau de lecture supérieur concernant cette scission, en inscrivant la perception de l'ornement dans une époque spécifique : l'époque moderne. Ici, il est évident qu'il y a un désir de dissocier ces deux médiums, l'un semblant renvoyer à quelque chose d'arriéré et de dépassé (l'ornement), et l'autre se voulant révolutionnaire et neuve (l\'œuvre d'art moderne). Ainsi, la troisième occurrence appuie sur l'une des raisons ayant poussé les modernistes à rejeter l'ornement au regard de l'art : son aspect fonctionnel. Un ornement a une fonction esthétique, il attire le regard du spectateur, et le charmerait presque de façon perverse, là où l'art semble voué à une fonction plus noble.
2. Du français à l'anglais, en remontant au grec
Le mot « ornement » peut être traduit par les termes « decorated » ou encore «flourish3» en anglais. Ces traductions nous renvoient à une dimension beaucoup plus imagée de ce à quoi semble renvoyer la notion d\'ornement en français. En effet, «flourish», qui signifie également «fleurir», renvoie inévitablement aux motifs de fleurs et autres éléments végétatifs caractéristiques du style de L'Art Nouveau, né à la fin du XIX^e^ siècle. On s'imagine alors d\'emblée de grandes arabesques et formes courbes semblables à celles des célèbres lithographies d'Alfons Mucha.
Le mot «decorated» renvoie quant à la lui à la fonction décorative de l'ornement, et donc à sa dimension secondaire d'enjoliveur. Il en est ainsi dans la citation suivante :
« In all cases, the statues are small and simple, and they were progressively surrounded with protective devices and ornaments. Their body disappeared under a cone-shaped dress, embroidered and decorated with necklaces. The statue was placed on a throne or inserted in a niche, often as part of a monumental altar4».
Maarten DELBEKE, Lobke GEURS, Lise CONSTANT et Annelies STAESSEN, «The architecture of miracle-working statues in the Southern Netherlands », Revue de l'histoire des religions, 2015, p. 213-216
http://www.jstor.org/stable/24776486 consulté le 11/03/2022
Ainsi, bien que le caractère superflu de l'ornement se retrouve dans ces traductions, contrairement à nos occurrences, elles ne semblent pas pour autant vouloir le dissocier de la notion d\'œuvre d'art, notamment «flourish» qui renvoie précisément à un mouvement artistique né en pleine période moderne.
De même, le mot ornement possède un équivalent en grec ancien, «parergon». Selon Benjamin Riado5 : « il désigne à l'origine un élément accessoire de l'œuvre d'art»; « Il est un composé du préfixe "para" signifiant "autour" et de la racine "ergon" qui peut désigner aussi bien "activité", "travail" ou encore "œuvre6"». Ainsi, le parergon (πάρεργον) ne fait pas œuvre, il se situe autour de celle-ci. Aujourd'hui, dans la langue courante, il est utilisé pour nommer «l'innetientiel7».
Ici c'est la décomposition du mot en deux parties, qui nous permet de comprendre les concepts sous-jacents à la traduction. L\'ornement s'affirme donc comme un élément d'ajout, non-central, qui a pour unique fonction l\'accessoirisation, tandis qu'en Anglais, il renvoie davantage à une période historique et à sa dimension esthétique.
Ces traductions nous montrent bien la façon dont l'ornement se définit et se perçoit à échelle plus large. Bien que Benjamin Riado nous parle «d'éléments séduisants», la notion de d'ornement semble avoir une connotation davantage centrée sur l'innetientialité, en grec, que sur la dimension séductrice.
3. Explication et problématisation du concept
La notion d'ornement implique donc une forme de rajout, et évoque des éléments qui viendraient habiller une structure déjà existante, sans avoir de réelles fonctionnalités, si ce n'est celle du principe de la décoration. L'ornementation se différencie alors inévitablement de l'image : une image donne l'illusion d'une temporalité et d'un espace. Elle possède une fonction narrative dont l'ornement se détache. Il reste en surface, et relève de l\'apparence unique. L'ornement est donc perçu comme un élément secondaire dans la discipline des beaux-arts, il ne rivalise pas avec l\'œuvre d'art elle-même. Sa dimension accessoire ne le rend pas indispensable, mais alors, s'il ne joue aucun rôle décisif dans la structure d'un objet, comme dans l'intentionnalité d'une œuvre, à quoi sert-il ?
Sa finalité ne serait qu'esthétique. L'ornement est destiné au beau, et donc à rendre notre perception de l'objet plus satisfaisante (selon une conception kantienne).
Dans l'histoire de l'art et du design, on s'est beaucoup intéressé à la notion de beauté, tout en voulant globalement se débarrasser de l'ornement. Ce fut particulièrement le cas à l'époque du mouvement moderne. En 1908, Adolf Loos va même publier un ouvrage visant à rompre définitivement avec ce principe : Ornement et crime. Il est donc évident que ces deux termes ont voulu être dissociés l'un de l'autre : un objet, ou une architecture peut être perçue comme esthétique, sans pour autant être orné, mais un ornement peut-il être perçu autrement que par sa dimension superflue et esthétique ?
Les artistes de l'art nouveau ont voulu donner un nouveau souffle à l'ornement, accompagné d'une toute nouvelle fonction. En effet, à travers un vocabulaire floral et végétal, ces artistes ont développé un ornement à visée synthétique, qui servirait à «résumer l'ensemble8». Les travaux d'Henry Van de Velde sont caractéristiques de ce mouvement de pensée. L'ornement a valeur fonctionnelle et structurelle est alors adopté.
Il est alors évident que cette période a été le fruit d'une tentative de revalorisation de l'ornement, mais sans pour autant s\'intéresser à sa dimension esthétique : n'est-ce pas là une façon de dissimuler l'essence même de l'ornement pour tenter de satisfaire une sorte de pensée moderne générale? Il me semble qu'il s'agit davantage d'une démarche de camouflage que de revalorisation.
Dans notre société contemporaine, il semblerait que nous ayons toujours une vision relativement négative de l'ornement. Perçu comme un surplus, les termes «too much» et «kitsch» lui sont souvent associés, renvoyant à la notion de mauvais goût. Il me semble pourtant que chaque époque devrait s'approprier sa propre définition de l'ornement. Il est indispensable de repenser l'image que l'on s'en fait, de repenser sa forme et de se détacher d'une pensée inhérente à l'époque moderne, où précisément une querelle esthétique liée à la volonté d'un monde neuf, dans lequel l'inutile n'aurait pas sa place, a poussé les penseurs de cette époque à se scinder en deux groupes : les partisans et les contestataires de l'ornement.
D'ailleurs, dans les différents champs du design, on tente de se réapproprier peu à peu ce concept. Dans les années 1980, déjà, le groupe Memphis tendait, à travers des productions hautes en couleur et aux motifs variés, à revaloriser l'ornement de manière révolutionnaire.
L'exposition «Design et Merveilleux : de la nature de l\'ornement» du Musée d'art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, ayant eu lieu 2019, est représentative de l\'intérêt nouveau porté pour l'ornement, qui , dans le cas de cette exposition, semble s'articuler autour des divers motifs de la nature associés aux nouvelles technologies. On pourrait presque parler d'un renouvellement «biomimétique» de l'ornement, faisant écho aux enjeux écologiques actuels, inhérents à notre siècle. Pourrons-nous bientôt parler d'un engagement de l'ornement ?
L'ornement d'aujourd'hui doit dépasser l'image accessoire qu'on lui a attribuée, et doit évoluer avec la société dans laquelle il s'inscrit.
3. Illustration
Figure 1. L'ornement, Inès AIT GHEZALA
Ines AIT GHEZALA, Licence 3 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.
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Dictionnaire Français Larousse, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ornement/56524, consulté le 11/03/2022 ↩
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Ibidem. ↩
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Traduit par mes soins. ↩
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« Dans tous les cas, les statues sont petites et simples, et elles ont été progressivement entourées de dispositifs de protection et d'ornements. Leur corps a disparu sous une robe en forme de cône, brodée et décorée de colliers. La statue a été placée sur un trône ou insérée dans une niche, souvent dans le cadre d'un autel monumental ». Traduction personnelle. ↩
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Benjamin RIADO, « Esthétiques hors cadre », Paysages théoriques du Land Art, Presses universitaires de Vincennes, 2020, p. 47.
https://www.cairn.info/ consulté le 03/11/2022 ↩ -
Ibidem. ↩
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Ibidem. ↩
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Klaus-Jürgen SEMBACH, L'Art nouveau : l'utopie de la réconciliation, Cologne, Taschen, 2016, p. 24. ↩