1. Définition
L’« évidence » peut se trouver dans les dictionnaires français sous sa définition la plus attendue désignant le « caractère de ce qui s'impose à l'esprit avec une telle force qu'on a besoin d'aucune autre preuve pour en connaître la vérité, la réalité. »
https://dictionnaire.lerobert.com/definition/evidence (consulté le 07/10/2021)
Cette notion d’évidence est utilisée par Álvaro Siza pour illustrer et conceptualiser sa manière de concevoir mais, surtout, de penser le projet d’architecture. Il introduit cette question de l’évidence dans un texte de 1963, Huit points, qu’il termine par ces mots :
« Aujourd’hui nous avons à redécouvrir l’étrangeté magique et la singularité des choses évidentes. »
SIZA, Álvaro, « Huit points », dans Siza, Álvaro, Profession poétique, Paris, Electa Moniteur, coll. « Cahiers de Lotus », 1987.
Plus profondément, Álvaro Siza explique dans son ouvrage Imaginer l’évidence, l’essence et la richesse de ce terme. Pour s’imprégner du regard qu’il porte à l’environnement qui l’entoure, Álvaro Siza explique :
« Parlant d’imagination, on pourrait penser qu’il s’agit d’évasion ou qu’il est question de produire des choses extraordinaires. Alors que l’évidence nous amène à considérer plutôt la réalité telle qu’elle est. L’idée du titre — qui n’est pas sans cultiver le paradoxe — dit la richesse qu’il peut y avoir à considérer la réalité. »
SIZA, Álvaro, Imaginer l’évidence, Marseille, Parenthèses, préfacé par Vittorio Gregotti suivi de Marc Barani, traduit du portugais par Dominique Machabert, 2012, p. 141.
Il s’agit donc ici d’un nouveau regard sur le monde qui ne se réduit pas au mode de conception du projet, mais un nouveau mode de pensée, comme l’induit le philosophe Nicolas Grimaldi :
« C’est l’éclat du vrai. L’évidence est ce qui fait qu’on ne peut pas voir (ou concevoir) une idée vraie sans que la vérité ne nous en saute aux yeux. Il ne suffit pas, toutefois, pour qu’un objet soit vu, qu’il soit suffisamment éclairé. Encore faut-il que celui qui le regarde ait la vue suffisamment nette. Or certains ont la vue si basse, ou si troublée, ou si déformée, qu’ils ne discernent pas même la présence de ce qu’ils ont sous les yeux. »
GRIMALDI, Nicolas, « Évidence », dans GRIMALDI, Nicolas, Les idées en place : Mon abécédaire philosophique, Paris, PUF, 2014, p. 207.
En somme, ces approches soulignent un nouveau regard que nous devons adopter pour (re)découvrir le monde qui nous entoure. Contrairement à ce que nous pouvions croire à travers sa définition première, l’évidence n’a alors rien d'inné. Cette remise en cause de notre perception, sur ce que nous pensions connaître, permet l’ouverture à une nouvelle évidence.
2. Du portugais au français
Si l’on compare cette traduction avec la langue natale d’Álvaro Siza, le portugais, et qui est aussi la langue originelle du propos1, on est amené à lire le terme evidência.
« Com base em uma análise formal, percebe-se um contraste proposital provocado pelos volumes construídos e por diversos vãos, vazios e interstícios que os permeiam, os quais parecem lapidá-los e diluí-los no terreno. Talvez esta seja uma evidência da postura do arquiteto de encarar o lugar como um “buraco” residual da encosta, definindo a partir daí a forma arquitetônica final. A leitura de condicionantes situacionais permite verificar que o arquiteto português se baseia não somente em fatores físicos (terreno, inserção urbana, posicionamento do conjunto perante as vias de ligação), mas também em elementos subjetivos resultantes de suas próprias leituras sobre o lugar (topografia, relação encosta x lago, paisagem), sacando daí subsídios que embasam e adjetivam o edifício2. »
MARTINS, Alexandre Augusto et JUSTI PISANI, Maria Augusta, Álvaro Siza em Porto Alegre: A Construção do Lugar, São Paulo, Université presbytérienne Mackenzie, Programme de formation post-diplôme en architecture et urbanisme, retranscription écrite de conférence, 2018, p. 14.
En français, evidência, qu’on trouve dans l’édition portugaise Imaginar a Evidência3, peut être traduit comme « preuve ». Cette translation traductionnelle entre portugais et français soulève une problématique primordiale pour se saisir de la portée du concept d’évidence. En effet, l’évidence dans sa traduction française semble s’imposer comme une innéité chez l’homme : une évidence qui n’impliquerait pas de de prise de recul, ni de preuves. Pourtant, evidência dans son origine portugaise induit tout un processus de réflexion, comme le souligne Álvaro Siza, donnant accès à la véritable évidence.
3. Explication du concept
L’évidence, à travers l’approche que nous en avons esquissée, implique d’accorder une considération plus importante à ce que nous supposons connaître, ou savoir. Ce nouveau regard, porté sur ce qui semble si évident, invite à la requalification de notre histoire, nos instruments du quotidien, nos environnements… C’est un savoir qui s’ignore comme savoir, qui nécessite un apprentissage. Pour cela, il faut adopter une posture qui invite à l’entraînement des yeux pour trouver l’évidence insoupçonnée dans notre quotidien. Comme un photographe, grand expert du voir, nous devons apprendre à capter ce qui est déjà présent. La photographie nécessite un entraînement. Il faut développer un regard particulier sur le monde en le redécouvrant par : l’observation, le dessin, la déambulation, le dialogue avec autrui. En somme, ce qui compte ce n’est pas l’environnement et les outils qui nous entourent, mais comment nous allons nous en servir pour leur donner une nouvelle valeur.
De ce fait, les personnes qui ne connaissent pas, ou ne pratiquent pas, cet exercice mental se confrontent à une insensibilité, voire un aveuglement face à leur environnement. Selon cette hypothèse, on souligne donc, avec précaution, qu’il n’est pas si évident de (re)considérer l’évidence et, ainsi de percevoir, la véritable évidence. En effet, l’évidence, dans sa définition la plus primaire, semble apparaître comme innée. Pourtant, elle nécessite un travail, une modification de notre perception et appréhension du milieu dans lequel nous vivons.
Le paradoxe, pourtant si juste, de devoir imaginer l’évidence amène à porter un nouveau regard sur ce qui est présent, voire passé, permettant ainsi une actualisation de nos connaissances. Plus justement, cette imagination n’est pas une quête de l’invention absolue, du « tout nouveau » dans la conception. Au contraire, elle est une condensation de découvertes antérieures. Imaginer l’évidence n’invite pas à la recherche de l’extraordinaire, mais la recherche de l’exceptionnel dans la banalité. Cette quête de l’évidence invite à mettre dans un autre ordre général la singularité des choses évidentes, et non pas à l’inventer.
4. Problématisation
De par sa traduction, la langue française nous induit déjà en erreur car elle pousse à utiliser le mot évidence pour parler de quelque chose qui ne l’est pas. L’origine en portugais se prénomme evidência qui peut être traduit directement comme « preuve », paraissant compléter ce qu’il manque à l’évidence, dans sa définition et nomination française. En français, la traduction d’évidence pourrait paraître réservée à un savoir qui s’impose à l’esprit, dans son immédiateté, sans besoin de preuves pour connaître sa véracité. Evidência, dans son origine portugaise, semble combiner tout le processus de réflexion, allant de la preuve (dialogue via l’usager, ici dans le design) jusqu’à son résultat (la certitude qui est née de la preuve). Ce concept implique qu’il ne faut plus prendre l’évidence dans son immédiateté, mais dans un processus d’apprentissage marqué de preuves et d’observations, qui vient pour la traduction française redéfinir sa nature propre.
Nicolas Grimaldi, que nous avons cité plus haut, semble renforcer cette idée en soutenant qu’il est une question de « vue », comme s’il ne s’agissait pas d’un travail personnel à fournir, mais une innéité chez l’homme. Un point de vue qui rend l’accès à l’évidence élitiste.
Pourtant, Álvaro Siza paraît, à travers cet ouvrage, souligner l’accessibilité des évidences. Nous n’avons pas besoin de faire partie d’une élite pour pouvoir comprendre ces évidences, contrairement à certaines nouvelles techniques. La posture d’Álvaro Siza n’est pas défaitiste, bien au contraire. Il nous invite à redécouvrir, à nous approprier nos outils, même les plus élémentaires, avec la plus grande créativité.
Marina RICCI, Master 2 « Design, Arts, Médias », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.
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Le livre Imaginer l’évidence est une parution et traduction de bandes sonores et textes originaux non consultables dans un ouvrage référencé. Sa première édition, sous langue italienne, ne stipule aucune traduction antérieure d’un possible ouvrage portugais. ↩
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Une traduction, révisée par mes soins, donne : « Sur la base d'une analyse formelle, on peut percevoir un contraste volontaire provoqué par les volumes construits et par les différentes ouvertures, vides et interstices qui les traversent, qui semblent les lapider et les diluer dans le terrain. Il s'agit peut-être d'une évidence de la position de l'architecte qui considère le site comme un "trou" résiduel dans la colline, définissant à partir de là la forme architecturale finale. La lecture des contraintes situationnelles nous permet de vérifier que l'architecte portugais se base non seulement sur des facteurs physiques (terrain, insertion urbaine, positionnement de l'ensemble par rapport aux voies de communication), mais aussi sur des éléments subjectifs résultant de ses propres lectures du lieu (topographie, relation entre le coteau et le lac, paysage), puisant dans ces subventions qui fondent et adjectivent le bâtiment. » ↩
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SIZA, Álvaro, Imaginar a Evidência, Lisboa, Edições 70, coll. « Extra Coleção », 2009. ↩