1. Définition
Ce terme, non existant dans les dictionnaires d’usage courant, ramène au bestial, c’est-à-dire à ce qui ressemble à l’animal par son physique et ses actions. Il est notamment introduit par Friedrich Nietzsche, dont le nom a pu être lié à un bestiaire philosophique1, et repris par Peter Sloterdijk. C’est le fait de rendre animal quelque chose qui ne l’est pas (l’être humain). Selon Nietzsche, un excès d’humanité2 engendre une bestialisation. Il considère que les pires génocides et horreurs dictatoriales ont lieu à cause de foules éduquées comme par exemple celles de l’Allemagne qui, des années après la mort du philosophe, ont conduit Hitler au pouvoir. Un excès d’humanisme irait donc à l’encontre de la raison. Cette déraison mène à un comportement proche de celui de l’animal, par conséquent, à la bestialité. Sloterdijk conteste deux choses. Il prétend d’abord que Nietszche aurait été mal compris, en références aux utilisations nazies qui ont été faites de ses textes3. Puis il conteste l’excès du mode nietzschéen dans lequel l’homme est réduit au statut d’animal domestique4. Ce terme porte donc beaucoup de connotations et mérite d’être traité sous toutes ses facettes.
Les extraits suivants de Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk éclairent le sens de la notion de bestialisation :
« Un élément fait ici pencher la balance d’inquiétante manière : les retours à l’état sauvage, aujourd’hui comme hier, se déclenchent justement, d’ordinaire lorsque le déploiement de la force atteint un degré élevé, que ce soit sous la forme d’une brutalité guerrière et impériale immédiate ou sous celle de la bestialisation quotidienne des êtres humains dans les medias du divertissement désinhibant. »
SLOTERDIJK, Peter, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 16.
« Quand bien même l’humanisme viendrait à s’égarer dans la foule hurlante, ce ne serait que pour constater qu’il est lui aussi un être humain et qu’il peut donc être affecté par la bestialisation. »
SLOTERDIJK, Peter, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 18.
Sloterdjijk déplore la question de bestialisation de l’homme par les industries des medias et du divertissement. Il est question d’un procédé de sélection qui, par le biais des anthropotechniques, redonnerait une place centrale à l’homme au sein de la communauté et comme force opératoire sur lui-même.
2. De l’allemand au français
Ce terme est traduit de l’allemand « bestialisierung ». Olivier Mannoni, traducteur de Règles pour le parc humain, prend le soin de traduire de façon littérale le terme de l’allemand au français. Il n’y a donc aucune confusion liée à la traduction de ce terme dans l’ouvrage.
On le retrouve dans d’autres ouvrages, ceux de Nietzsche, par exemple. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer au passage suivant :
« Cette déchéance et ce rapetissement de l’homme transformé en bête de troupeau, cette bestialisation des hommes ravalés au rang de gnomes ».
NIETZSCHE, Friedrich, Par-delà le bien et le mal, Paris, Mercure de France, coll. « Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche », 1913, p.127.
3. Explication du concept
Sloterdijk évoque une bataille, celle qui oppose les tendances bestialisantes à celles apprivoisantes. Il n’y a pas de réel vainqueur étant donné que l’homme est toujours sous l’emprise de sa nature animale mais est en quête continue d’apprivoisement. Cet apprivoisement passe par la culture, l’éducation, les écrits. Il passe par l’humanisme. Aujourd’hui il y a de moins en moins espoir en une société littéraire, humaniste, et on retrouve les marqueurs de la bestialité dans le quotidien humain. Quel est donc ce rapport entre humain et animal ? Ce débat entre créatures a créé un fossé, éliminant tout possible équilibre. On fait naturellement porter le poids lourd de nos agissements condamnables à l’animal. Il devient même synonyme de propos mauvais et d’injures. Il est donc considéré impulsif et irrationnel contrairement à l’homme, fier de son idéal de bon sens et de rationalité.
On pourrait cependant établir un idéal où l’homme et l’animal formeraient une alliance. Ceci n’est pas sans rappeler le chapitre dans Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari consacré au devenir animal5. Ils parlent de « symbiose » parfaite entre homme et animal. De la préhistoire à nos jours, l’art et la littérature rendent également compte de ce mariage. Les créatures mi-humaines mi-animales sont grandement représentés à travers les époques (le minotaure, les sirènes, les loups-garous, Chiron, etc.) Mais dans cette complémentarité fusionnelle, la raison semble triompher et l’union entre les deux êtres est donc remise en question. La communication entre humain et animal est parfois inexistante. Le philosophe Derrida, par exemple, nous décrit son dialogue impossible avec son chat6. Mais cette impossibilité du dialogue est également contrebalancée, en art, par la fabuleuse performance de Joseph Beuys : I Like America and America Likes Me, 1974. Enfermé trois jours dans une cage avec un coyote en vie, il nous montre qu’une sorte de connexion et même de dialogue est possible entre l’homme et l’animal, considérant que nous avons énormément en commun avec la bête. Sur un tout autre registre, on peut aussi mentionner le mythique dialogue entre Œdipe et le sphinx. La créature moitié femme, moitié bête s’adresse à l’homme en lui demandant : « Quel animal marche à quatre pattes le matin, à deux pattes à midi et à trois pattes le soir ? » La réponse étant : « L’homme. » Effectivement, l’homme se croit supérieur à l’animal quand en réalité il en est un lui-même. Et c’est la créature animale qui a le mérite de le lui faire remarquer. Nous pouvons faire ici référence à Tim Ingold, anthropologue qui oppose les différentialistes, qui prônent l’idée d’une supériorité de l’homme, aux gradualistes, partisans du gradualisme, préconisant une progression continue des capacités humaines et animales. Il suggère de voir l’homme et l’animal comme des verbes : « humans are humaning, baboons are babooning7 ». Il nous invite ainsi à changer notre conception de la conscience et à la percevoir comme étant plus un processus qu’il définit comme « seité » ou qualité de soi.
4. Problématisation
Sloterdijk, dans Règles pour le parc humain, en vient à questionner le fonctionnement de ce qu’il appelle « le parc humain ». Comment dompter les tendances bestialisantes face à une société du spectacle et du divertissement ? Pour y répondre, il se base sur les propos de Nietzsche pour affirmer qu’il n’y a que l’être humain pour être éleveur de l’être humain. Il se place ici dans une posture critique puisqu’il encourage à un eugénisme favorable de l’augmentation de l’homme par la technologie. Dans cette crise de l’humanisme, Sloterdijk pense que les anthropotechniques sont la solution face à l’excès d’humain et leur bestialisation.
L’auteur fait référence à Zarathoustra et au lien entre l’animal et le surhumain dont témoigne ce passage :
« Je vous enseigne le Surhumain. L’homme n’existe que pour être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ? Jusqu’à présent tous les êtres ont créé quelque chose qui les dépasse, et vous voudriez être le reflux de cette grande marée et retourner à la bête plutôt que de dépasser l’homme ? Le singe, qu’est-il pour l’homme ? Dérision ou honte douloureuse. Tel sera l’homme pour le Surhumain : dérision ou honte douloureuse. Vous avez fait le chemin qui va du ver à l’homme, et vous avez encore beaucoup du ver en vous. Jadis vous avez été singes, et même à présent l’homme est plus singe8. »
D’après lui, le surhumain serait le « sens de la terre ». Ceci ne ramène pas à un idéal d’humain mais plutôt à un dépassement de l’humain vers un retour à la terre, une idée qui, on le sait, a alimenté l’idéologie nazie. Or ce retour à la terre implique nécessairement une présence animale. L’homme ne serait donc que cette transition entre animal et surhomme : « L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain – une corde au-dessus d’un abîme […]. Danger de franchir l’abîme – danger d’être saisi d’effroi et de s’arrêter court ! La grandeur de l’Homme, c’est qu’il est un pont et non un terme ; ce que l’on peut aimer chez l’Homme, c’est qu’il est transition et perdition9. » Face à la crise de l’humanitas, la bestialité devient une option envisageable. Elle serait une stratégie logique à suivre dans une société capitaliste. En effet, les progrès techniques engendrent aujourd’hui une forme de déshumanisation. La technique moderne ne prend pas toujours en compte son impact sur l’humain et la nature. Le rapprochement au monde bestial serait peut-être un moyen de reconnecter avec la nature et d’inclure les techniques dans une perspective de responsabilité morale, qui prend en compte le droit à exister des êtres à venir.
Kay SAMAHA, Master 2 « Design, Arts, Médias », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
-
BREMONDY, François, Bestiaire de Nietzsche, Mons, Sils Maria, coll. « de nouvelles possibilités d’existence », 2011. ↩
-
NIETZSCHE, Friedrich, Humain, trop humain, Un livre pour esprits libres, Paris, Gallimard, coll. « Œuvres philosophies complètes », 1988. ↩
-
SLOTERDIJK, Peter, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 37-38. ↩
-
« […] la réduction de l’être humain avait été l’œuvre préméditée d’une association pastorale d’éleveurs, c’est-à-dire un projet relevant de l’instinct clérical […] qui flaire tout ce qui pourrait en l’homme devenir autonome » : SLOTERDIJK, Peter, Règles pour le parc humain, op. cit., p. 39. ↩
-
DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille Plateaux, Paris éditions de minuit, 1980. ↩
-
DERRIDA, Jacques, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006. ↩
-
INGOLD, Tim, « Anthropology beyond Humanity », Suomen Antropologi: Journal of the Finnish Anthropological Society, Vol. 33, n°3, 2013, p. 21. ↩
-
NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Le livre de poche, 1972. ↩
-
Ibidem. ↩