1. Définition
Le philosophe Paul Souriau est à l’origine du concept de « beauté utile ». Dans l’ouvrage intitulé La Beauté Rationnelle, il écrit :
« Mais la question est justement de savoir ce que vaut l’utile [...] Quand nous auront montré qu’il a sa noblesse et sa dignité, qu’il présente un caractère de perfection, qu’il est en un mot une belle chose, nous n’aurons en rien dégradé l’idée du beau. Nous aurons simplement rapproché l’une de l’autre deux idées entre lesquelles on avait mis trop de différences. » « [...] il ne peut y avoir conflit entre le beau et l’utile. »
Paul Souriau, La Beauté Rationnelle, Paris, ed. Félix Alcan, 1904, Chapitre V : Valeur esthétique de la finalité, Le beau et l’utile, p. 198-199 et à la fin du chapitre en conclusion p. 212.
Comme l’explique Souriau, ces termes de beauté et utile ne sont donc pas antinomiques. La beauté d’un objet découle de sa forme et sa forme se matérialise par sa fonction.
Les théories de Paul Souriau et de son fils Étienne Souriau ont inspiré Jacques Viénot, dans « La Charte de l’Esthétique Industrielle » publiée en 1952 dans le numéro 7 de la revue Esthétique Industrielle. On y trouve des concepts proches notamment dans les lois 2, 3 et 4 qui évoquent l’idée d’harmonie entre l’apparence de l’objet et sa fonction. Ainsi on peut citer la loi 4 de la charte :
« 4° loi d’harmonie entre l’apparence et l’emploi : dans l’ouvrage qui satisfait aux lois de l’esthétique industrielle, il n’y a jamais conflit, mais toujours harmonie entre la satisfaction esthétique qu’en ressent le spectateur désintéressé et la satisfaction pratique qu’il donne à celui qui l’emploie. Toute production industrielle est génératrice de beauté. »
Jocelyne LE BŒUF, Jacques Viénot (1893-1959) : Pionnier de l’Esthétique Industrielle en France, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. «Arts et société », 2006, p. 106.
On remarque que la Charte reprend les termes de Paul Souriau en écrivant qu’« il n’y a jamais de conflit » entre ce qu’on appelle satisfaction esthétique et la satisfaction pratique. Les lois de l’Esthétique industrielle et ses notions clés sont impoetantes en ce qu’elles s’efforcent d’introduire l’esthétique et l’éthique dans l’industrie.
Afin de préciser le concept, nous pouvons ajouter une citation de Jocelyne Le Bœuf extraite de son ouvrage, Jacques Viénot (1893-1959) : Pionnier de l’Esthétique Industrielle en France. Relativement à l’expression « esthétique industrielle », qui a été critiquée car elle renvoyait trop à « l’esthétique chère aux philosophes », on peut lire :
« Je voudrais au contraire souligner que l’esthétique, en tant que discipline philosophique, a été fondatrice de la pensée de ce pionnier (Jacques Viénot) du design industriel. Il ne s’agit pas de l’esthétique de la « finalité sans fin » de Kant, mais de cette défense de la “beauté utile”, défendue par Paul Souriau, qui prend ses sources dans la tradition antique.»
Jocelyne LE BŒUF, Jacques Viénot (1893-1959) : Pionnier de l’Esthétique Industrielle en France, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. «Arts et société », 2006, p. 151.
Ce point est important. C’est bien Paul Souriau qui, le premier, interroger l’utile et se demande si nous pouvions trouver une forme de beauté dans un objet fonctionnel ou une chose ayant une fonction précise. Mais cette interrogation ne reste pas sur le terrain de la philosophie et, plus précisément, de l’esthétique. À l’initiative de Jacques Viénot, « La Charte de l’Esthétique Industrielle », explique que la beauté et la fonction d’un objet se complètent pour former un tout harmonieux. Il affirme ainsi, reliant philosophie et industrie, qu’une production industrielle génère de la beauté. C’est en ce point que la « beauté utile » est un concept majeur du mouvement de l’esthétique et de l’esthétique industrielle.
2. Traduction du français à l'anglais
Le terme « beauté utile » est français. Il a été conceptualisé par Paul Souriau en premier, puis a été repris ensuite par des philosophes et par Jacques Viénot. Ce dernier accordait une grande importance à faire entendre une voix française face à des approches anglo-saxonnes du design. Mais est-il pertinent de donner une traduction aujourd’hui à « beauté utile » ? Cela semble tout à fait intéressant de traduire cette notion, notamment pour des étudiants et des universités où l’on enseigne le design. Pourquoi devrait-on renoncer à l’héritage de Jacques Viénot dès lors que nous continuons à partager ses thèses sur l’Esthétique industrielle ? Nous pourrions traduire « beauté utile » en anglais par : « useful beauty1 » ou encore « functionnal beauty2 ».
3. Explication du concept et problématisation
La « beauté utile » est un concept qui tente de concilier la beauté et le rationnel, la beauté et la pratique. Le terme « beauté » est en effet en lien avec l’esthétique, la théorie philosophique à l’origine du sentiment du « beau » et qui se définit comment étant la science du sensible. Cette discipline cherche à éclairer nos sensations, nos perceptions, le jugement du beau et le sublime, par exemple. Le terme « utile » renvoie à la logique, une chose utile par exemple peut être conceptualisée et fabriquée par notre esprit raisonné afin de répondre à un besoin.
Dans la loi 8 de satisfaction de « La Charte de l’Esthétique industrielle », Viénot aborde la question de la « beauté » comme quelque chose qui frapperait tous nos sens. Ainsi il écrit : « l’expression des fonctions qui donnent sa beauté à l’ouvrage utile doit s’entendre de la façon dont elle frappe tous nos sens : non seulement la vue, mais l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût3 ». Selon lui, nous éprouvons ce sentiment du « beau » vis à vis d’un objet dès lors que nous sommes touchés par les fonctions qu’il nous permet d’exercer. Nos sens en relation avec les fonctions de l’objet nous permettent donc de juger si cet objet nous plaît.
La question alors que nous pouvons poser serait : comment expliquer que nous trouvions de la beauté dans un objet ? Et nous remarquons qu’une partie de la réponse se trouve dans l’expression même de la « beauté utile ». En effet, le terme « utile » suit celui de «beauté », nous trouvons donc au premier abord de la beauté dans un objet utile puisqu’il répondrait à une fonction spécifique. Il y aussi l’idée que toutes ses fonctions dans une machine ou un objet forment un tout et s’harmonisent. Les pièces ou les différentes fonctions sont conçues les unes en fonctions des autres et s’assemblent afin de créer une unité. On peut trouver du « beau » dans la structure d’une machine et d’un objet. Donc la beauté émane de la fonction.
Mais nous constatons aussi une ambivalence dans cette expression, la beauté et la fonction de l’objet se confondent, dans un premier temps mais elles peuvent aussi être dissociées : ainsi le spectateur peut ressentir du plaisir à voir un objet sans l’utiliser. Il est désintéressé de son utilité et s’attache uniquement à son apparence extérieure. Et à l’inverse il peut aussi utiliser un objet uniquement pour son sens pratique sans porter d’attention à l’aspect de celui-ci.
Ici, la « beauté utile » se définit plutôt comme la recherche d’une harmonie dans les matières la forme et la fonction de l’objet comme l’affirme Jacques Viénot. La symbiose de ces éléments rendrait un objet beau. Ainsi, dans le processus de création d’un objet, l’accent serait mis davantage sur la fonction et la forme de l’objet puisque la beauté s’ensuivrait.
Enfin, nous pouvons établir un lien entre les concepts de « beauté utile » et d’« esthétique des formes », ils se rapprochent sensiblement dans la mesure où ce dernier se réfère aux formes et non à la fonction d’un objet. Nous pouvons en effet trouver de la beauté dans une forme originale ou « parfaite ». C’est par ailleurs un constat qu’effectue Etienne Souriau, philosophe de la pensée vivante, quand il interroge le beau dans le monde animal et les formes que produisent les animaux. Dans son ouvrage Le sens artistique des animaux4, il décrypte une toile d’araignée. La virtuosité de cette toile répond à une symétrie, la forme semble parfaite, c’est alors qu’elle nous apparaît belle à nos yeux mais aussi très utile à l’araignée puisque c’est grâce à elle qu’elle pourra chasser et se nourrir. Donc nous pouvons aussi qualifier cette toile de « beauté utile », une expression pouvant s’adapter plus largement au monde qui nous entoure.
Marie GOUSSOT, Master 1 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.
-
Useful beauty : beauté utile, traduit par mes soins. ↩
-
Functionnal beauty : beauté utile, traduit par mes soins. ↩
-
Jocelyne LE BŒUF, Jacques Viénot (1893-1959) : Pionnier de l’Esthétique Industrielle en France, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Arts et société », 2006, p.106. ↩
-
Etienne SOURIAU, Le sens artistique des animaux, Paris, Hachette, coll. L’aventure de la vie, Réédition numérique, 2012. ↩