1. Définition
Dans un dictionnaire d’usage courant, « choséité » signifie « caractère qui fait que la chose est chose. »
https://www.universalis.fr/dictionnaire/choseite/, Consulté le : 28 décembre 2021.
Pour sortir de cette définition un peu tautologique, on peut recourir à Pour une philosophie de la photographie, quand Vilém Flusser écrit :
« Dans cette mesure, la photo met clairement en évidence le déclin de la chose et du concept de propriété. […] Dans ces images à la pointe du progrès, la base chosale de l’information a totalement disparu : les photos électromagnétiques peuvent être produites synthétiquement à volonté, et leur destinataire peuvent les manipuler comme des pures informations. Avec les photos archaïques en revanche, on tient encore entre ses doigts un reste de choséité, quelque chose qui s’apparente à la feuille volante ; et ce quelque chose est dénué de valeur et méprisé — et devient de plus en plus dénué de valeur et méprisable. »
Vilém, FLUSSER, Pour une philosophie de la photographie, Circé, Essais, 1996, p. 69-70
La « choséité » peut être entendue comme le potentiel d’un objet à disposer d’une valeur physique et matérielle forte, là où certains éléments peuvent être reproduits en série ou sont en proie à la dématérialisation, la choséité révèle ce lien unique entre la chose et sa valeur physique intrinsèque.
2. De l’anglais au français
La langue d’origine a ici été considérée comme l’anglais, l’ouvrage ayant été auto-traduit par Flusser lui-même en 1984, on y trouve plusieurs occurrences de « choséité », dont celle que nous venons de citer en français :
« To this extent, the photograph demonstrates the defeat of the material thing and of the concept of « ownership » […] If, in the case of such advanced images, the material basis of information has completely disappeared and electromagnetic photographs can be created artificially at will and processed by the receiver as pure information, in the case of photographs of the old-fashioned type, one still holds something material, flyer-like, in one's hands; this something is without value, treated with contempt - and is becoming less and less valuable and treated with more and more contempt. »
Vilém, FLUSSER, Towards a philosophy of photography, Göttingen, European Photography, 1984 p. 52.
Ce qui est en jeu avec la traduction de l’anglais au français, c’est de restituer la réflexion de Vilém Flusser autour de questions relatives à la propriété, la matérialité et à terme la valeur chosale, sans pour autant s’autoriser à ajouter des termes car la difficulté de l’extrait réside en son tâtonnement entre plusieurs dénominations équivoques.
3. Explication du concept
Pour éclairer la notion de « choséité » il est nécessaire d’entendre le contexte plus global de l’apparition du terme au sein de l’ouvrage de Flusser, celui de la distribution de la photographie. La distribution de la photographie est synonyme d’avènement des masses selon l’auteur, les photographies sont des feuilles volantes qui peuvent être reproduites et distribuées à l’infini, permettant à terme cette massification. C’est l’information et non la chose qui est dotée de valeur, car c’est là une des caractéristiques de la société post-industrielle devenue société d’information.
La photographie met en outre en évidence le déclin de la chose et du concept de propriété, le puissant n’est plus le propriétaire mais bien le programmeur : seules les photographies archaïques, dont la valeur tient au seul fait que la chose est chose, sont les restes de cette valeur purement matérielle, aujourd’hui obsolète. La choséité est l’unique et seule valeur objet ; valeur en péril, analogue d’une société pré-industrielle ou le règne de l’information n’est pas encore légion.
4. Problématisation
Choséité provient d’une traduction de deux mots en langue originale à savoir « something material » ou en français « quelque chose de matériel ». La contraction en un seul mot « choséité » participe d’une conception ontologique qui interroge ce qu’est la chose autrement dit sa raison d’exister : il s’agit ici de l’objet photographie mais il pourrait s’agir d’un tout être élément (la potentialité ou encore la matérialité vont dans le sens d’une réflexion autour de la raison d’être de la matière ou d’un potentiel). Il s’agit d’une prise de liberté de la traduction française, en effet l’ajout du suffixe « -ité », qui sert à former un nom indiquant une caractéristique à partir d’un adjectif (ici l’adjectif « chosale ») érige au rang des concepts toute la pensée et réflexion autour de la valeur et du devenir de la chose, à terme l’objet et sa place, son passé son présent et son déclin. Cette traduction constitue un condensé de la pensée. Le texte anglais a recours à de nombreux synonymes « ownership » « something material » sans jamais pointer de manière nette une notion plus globale : « thingness » aurait pu être un choix intéressant.
La choséité, ainsi nommée en français, s’inscrit dans le tournant sémantique du design, véritable relecture de l’histoire du design qui analyse la tromperie et la production en série, cette alliance tacite entre capitalistes et designers1, l’alliance avec l’industrie capitaliste menant à la trahison et perfidie des designers. Une réflexion autour de la raison d’être des choses créées, produites en série ou bien par des appareils peut être entendue de manière claire avec l’usage de la notion en langue française.
Samy CHEURFA, Master 1 « Design, Arts, Médias » Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021
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PAPANEK, Victor, Design pour un monde réel, Environnement et Société, Mercure de France, 1974. L’auteur décrit la mise en crise de la profession : les designers se préoccupant peu de l’écologie, ils produisent des choses pernicieuses qui vont nuire à l’avenir de la planète et sa survie. Mais que font donc les designers ? Ce sont des alliés de la consommation. Qu'en est-il de la finalité du métier, de la responsabilité morale du designer ? Papanek entre dans une relecture critique de l’histoire du design. ↩