1. Définition(s)
Le terme « subjectivité computationnelle » ne trouve pas de définition dans un dictionnaire courant. Pour le comprendre, on peut passer par les deux termes composant l’expression.
Selon le CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), la « subjectivité1 », outre le fait d'être un comportement qui témoigne d'un manque d'objectivité, d'une attitude partiale, est une qualité (inconsciente ou intérieure) de ce qui appartient seulement au sujet pensant.
En parlant du sujet, le philosophe Pierre Ricœur semble affirmer dans un de ses écrits que c’est dans la subjectivité que née justement l’idée d’expérience. Il met en avant la nécessité de reconnaître les notions primitives liées à la conscience. En remettant en question l'idée de l'attribution de l'expérience à une simple affection du sujet ou à ses structures non réduites, il suggère de trouver la source de l'expérience directement dans la subjectivité elle-même :
« L’approfondissement de la subjectivité depuis Descartes, Kant et Kierkegaard, impose une reconnaissance des notions primitives relatives à la conscience. Si le thème directeur de la philosophie transcendantale est bien l'activité constituante du sujet, ne faut-il pas chercher dans la subjectivité même la source de l'expérience, au lieu de l'attribuer à une simple affection du sujet, ou à une de ses structures non réduites ? »
RICŒUR, Paul, Philosophie de la volonté. 1, Le volontaire et l’involontaire, Paris, Montaigne, 1949, p.185.
Concernant le terme « computationnel » il s’agit d’un adjectif, dérivé de computation (« calcul »), avec le suffixe -el. qui utilise les concepts fondamentaux de l’informatique dans la recherche, la démarche scientifique2.
Le terme « computationnel » semble alors introduire dans la citation suivante, un autre domaine, celui de l’informatique et de la démarche scientifique utilisant les concepts de la computation :
« Ce virage computationnel des sciences humaines menace également de pérenniser inutilement le sempiternel clivage entre deux cultures scientifiques [...] »
GUILLAUD, Hubert, Un monde de données : comprendre l'implication sociale et politique des banques de données et de leur accès, Paris, Publie Net, 2011, p. 212.
Soulevant également une préoccupation : le virage computationnel des sciences humaines et la division entre deux cultures scientifiques.
Ainsi, la « subjectivité » est une qualité liée au sujet pensant, tandis que le terme «computationnel » est directement lié à l'informatique et à la démarche scientifique utilisant les concepts de calcul.
Avec cette notion une relation est alors créée entre les processus computationnels, liés à l'informatique, et la conscience subjective. En d'autres termes, les aspects calculatoires de l'informatique ne pourraient-ils pas être connectés à la subjectivité et à l'expérience humaine ? Ceci soulève alors une réflexion sur la manière dont les avancées computationnelles peuvent influencer notre manière de penser, d’évoluer et de chercher. L’ordinateur et les logiciels seraient alors un outil à part entière, une nouvelle partie de nous.
2. De l’anglais au français
Le mot « subjectivité » se traduit en anglais par subjectivity^3^ , apparu en 1801 ; il a peut-être été influencé de l'allemand subjektivität^4^.
Le mot « computationnel » en anglais signifie « calcul ». Un modèle computationnel est donc un modèle qui fait des calculs à partir d’informations données en entrée, et qui donne en sortie un résultat numérique5.
La notion de « computational subjectivity » a d’abord été employée par David M. Berry. Il aborde dans ses réflexions l’idée de productivité et d’efficacité, un point expliquant l’usage de l’ordinateur dans l’optique de répondre à des demandes rationnelles :
« […] This new subjectivity is characterised by being computationally communicative, able to obtain, process and visualise information and results quickly and efficiently. »
BERRY, David M., « Computational Subjectivities », Multitudes, n°59, 2015, p. 201.
Dans la partie intitulée « Les fictions de la modélisation des rationalités6 », le travail de Anthony Masure met d’ailleurs en lumière le concept de « subjectivité computationnelle » et sa place dans la Guerre Froide. La création des machines dites « rationnelles » avait pour objectif de résoudre les incertitudes liées à la pensée humaine en substituant la rationalité par un comportement aligné sur les capacités de calcul. Malgré cela, persistait l'idée de remplacer la pensée humaine par la rationalité abstraite programmée. Les sujets computationnels, créés mathématiquement, sont le résultat de l'application d'algorithmes aux sciences comportementales. Ce n'est alors pas seulement la rationalité du sujet qui s'efface, mais également sa pensée individuelle, remplacée par une « rationalité » mathématique prenant les décisions à sa place.
3. Explication et problématisation du concept.
Mais l’association de ces deux termes s’en trouve-t-elle éclairée ? La notion de « subjectivité computationnelle » mise au point dans l’article formulé par David M. Berry7 vise à développer une approche critique des technologies numériques.
L’auteur nous dit que pour mieux comprendre le numérique, il est utile de remettre en question la façon dont la computationnalité impacte la transformation de la connaissance en information au XXIe siècle, notamment à travers les logiciels. Il est important de noter la coïncidence marquante entre la redéfinition actuelle de l'université et la manière dont les technologies numériques modifient notre capacité à traiter des informations en dehors des cadres traditionnels du savoir.
Une approche critique des technologies numériques est ainsi développée. Afin de comprendre les implications philosophiques d’un tel rapprochement entre « subjectivation » et « computation », Anthony Masure8 revient tout d’abord, via Leibniz9, et Hannah Arendt, sur l’émergence des sciences modernes qui visent à faire du « sujet » classique une entité « calculante ».
Pour sortir de l’impasse d’une déshumanisation annoncée dès la fin des années 1970 par des auteurs comme Ivan Illich ou Gilles Deleuze, il envisage la « subjectivation » comme un processus qui ne nécessite pas qu’il y ait sujet. Le concept d’« appareil », tel que le propose Pierre-Damien Huyghe10 à propos de la photographie et du cinéma, peut ainsi être étendu aux machines computationnelles pour penser de possibles « consciences appareillées » ; des machines où tout ne pourrait pas être calculé.
Pour l’auteur de Design et Humanités numériques^11^, la dimension esthétique de la subjectivation, selon Pierre-Damien Huyghe, est cruciale pour les êtres humains. L'expérience esthétique se distingue par sa capacité à suspendre la subjectivité, c'est‑à‑dire la maîtrise d'un sujet sur un objet. Les appareils tels que les caméras, qui ont émergé à la fin du XIXe siècle, sont spécifiques ; ils enregistrent le visible sans que le sujet puisse les contrôler entièrement. Ces appareils créent un décalage entre l'intention du sujet et le résultat.
À la place de la subjectivité, Anthony Masure utilise le terme approprié pour décrire cette expérience, « conscience », une conscience qui émerge en dehors du contrôle direct du sujet. Les appareils sont pris dans une tension entre des expériences sensibles qui suspendent la subjectivité et une volonté de les soumettre. Ainsi, la « culture du code » devient importante, car comprendre les agencements symboliques peut nous aider à les subvertir pour développer d'autres langages, d'autres formes de vie et d'autres moyens de créer une communauté.
L'utilisation de ce terme apporte une nuance qui évoque l’émergence de principes en dehors du contrôle direct du sujet. Plutôt que d’appuyer sur l’individualisation, la conscience marque l’idée de connaissance et donc d’appréhension des outils informatiques avec recul.
En mettant sous tension les expériences sensibles et la volonté de les soumettre, cette approche peut ainsi conduire au développement de langages alternatifs, de formes d’expérience différentes et de moyens novateurs.
Figure 1. Schéma illustrant la tension entre la conscience émergente en dehors du contrôle direct du sujet, les expériences sensibles, et la culture du code, Rosalie VAYSSET-GENEIX
Rosalie VAYSSET-GENEIX et Célestine BEL, Master 1 « Design, Arts et Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024
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Définition de SUBJECTIVITÉ. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicale [en ligne]. Disponible sur : https://www.cnrtl.fr/definition/subjectivité (consulté le 22/11/2023) ↩
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Définition de computationnel | Dictionnaire français. La langue française [en ligne]. Disponible sur : https://www.lalanguefrancaise.com/dictionnaire/definition/computationnel#1 (consulté le 17/11/2023) ↩
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Traduction anglaise de « Subjectivité », Linguee.fr [en ligne]. Disponible sur : https://www.linguee.fr/francais-anglais/traduction/subjectivité.html*> (Consulté le 23/11/2023) ↩
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Étymologie de « Subjectivité », Usito*. (s. d.). Usito [en ligne]. Disponible sur : https://usito.usherbrooke.ca/définitions/subjectivité (consulté le 23/11/2023) ↩
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COLLINS, Anne, KHAMASSI, Mehdi, Initiation à la modélisation computationnelle. Khamassi M. (Ed.), Neurosciences cognitives, 2021, [en ligne]. Disponible sur : https://hal.science/hal-03411274/document (consulté le 23/11/2023) ↩
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MASURE, Anthony, « Subjectivités computationnelles et consciences appareillées », Multitudes, n° 62, 2016, pp. 87-96. ↩
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BERRY, David M, « Subjectivités computationnelles », Multitudes, n° 59, 2015, pp. 196‑205. ↩
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MASURE, Anthony, Design et Humanités numériques, Paris, B42, 2017. ↩
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LEIBNIZ, Gottfried Wilhelm, Monadologie, 2e éd, Stuttgart, Reclam, 1954. ↩
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HUYGHE, Pierre-Damien, Le cinéma Avant Après, Saint-Vincent-de-Mercuze, De l’Incidence, 2012. ↩
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MASURE, Anthony, Design et Humanités numériques, opus citatum. ↩