1. Définition

La tabularité, mot employé notamment dans les écrits abordant le texte et l’édition, vient directement de l’adjectif « tabulaire ». Selon le CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), ce terme qualifie tout simplement ce qui est « en forme de tableau1 » ou « disposé en forme de table » et vient du latin tabula (table).

Dans de nombreux textes, la tabularité est directement opposée à la linéarité. Christian Vandendorpe fait d’ailleurs une comparaison claire entre ces deux termes dans son essai :

« La linéarité se dit d'une série d'éléments qui se suivent dans un ordre intangible ou préétabli. Parfaitement exemplifiée par la succession des heures et des jours, elle relève essentiellement de l'ordre du temps, mais s'applique aussi à un espace réduit aux points d'une droite. Ce concept s'oppose à celui de tabularité, qui désigne ici la possibilité pour le lecteur d'accéder à des données visuelles dans l'ordre qu'il choisit, en cernant d'emblée les sections qui l'intéressent, tout comme dans la lecture d'un tableau l'œil se pose sur n'importe quelle partie, dans un ordre décidé par le sujet. »

VANDENDORPE, Christian, « Linéarité et tabularité », Vandendorpe Christian (dir.), Du papyrus à l'hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture, Paris, La Découverte, 1999, pp. 41-50. Disponible en ligne : \<https://www.cairn.info/du-papyrus-a-l-hypertexte--9782707131355-page-41.htm> (consulté le 22/11/2023)

Ainsi, cette notion semble principalement prendre place dans le domaine du graphisme. Ceci devient alors une manière d’organiser ses textes au sein d’un livre ou d’une page, à l’image des journaux ou des magazines ; l’information est mise dans des cases, dans une sorte de gabarit qui n’oblige pas à un sens de lecture fixe. Dans le même principe que le dictionnaire, chacun pourrait s’arrêter sur les éléments qu’il choisit.

Pourtant, si nous nous référons à Design et Humanités Numériques, Anthony Masure interroge le tableau en tant que tel, mais fait aussi remarquer que la tabularité semble présente dans d’autres supports :

« Au-delà de l’héritage visuel des tableaux graphiques dans les réseaux hypertextuels, c’est aussi à un autre niveau que se joue la persistance de la tabularité dans le numérique. Si l’on prend l’exemple de la page d’accueil du moteur de recherche Google, le tableau mono ou multipages est remplacé par un champ de recherche qui opère des liens et crée des typologies à partir de lignes et de colonnes: celles des « bases de données » qui sont, à un niveau abstrait, de nature tabulaire. »

MASURE, Anthony, Design et Humanités numériques, Paris, B42, 2017, p. 126. 

Il interroge dans un même temps, les limites de cette mise en forme et ses caractéristiques :

« La modélisation opérée par leur mise en forme tabulaire fait l’impasse sur des caractéristiques essentielles propres aux variations sémantiques consubstantielles à la parole [...] »

MASURE, Anthony, Design et Humanités numériques, Paris, B42, 2017, p. 113. 

La forme tabulaire, pourtant présente sous de nombreux aspects, semble alors prendre davantage sens dans quelques situations.

2. Du français à l’anglais

Le mot « tabularité » semble venir du français, mais aucune définition exacte nous est donnée et nous prouve cela. En prenant l’étymologie de « tabulaire » et sa source latine, il est simplement possible d’affirmer que sa base est antique. Cette notion est donc aussi visible dans d’autres langues, comme l’anglais, sous la traduction tabularity2.

Les textes et les livres utilisent alors fréquemment ce type de structure. Une structure « poétique » analysée dans plusieurs écrits sous la citation suivante :

« To do this we should look at how the protensive-retensive structural mode of poetry depends on lineation, how this differs from linearity, indeed how it in fact creates a tabularity. »

WATKIN, William, « Tabularity: Poetic Structure in Shelley, Agamben, Badiou, and Husserl », Counter Text, Volume 3, n°2, Edinburgh University Press, 2017, p. 194.
Disponible en ligne : https://www.sas.upenn.edu/\~cavitch/pdf-library/Watkin_Tabularity.pdf\ (consulté le 23/11/2023)

La tabularité semble alors être utilisée dans le domaine des mathématiques et parfois de l’écriture mais très rarement à proprement parler dans le numérique. Anthony Masure, en l’abordant sous cet l’angle, interroge la tabularité sous un nouvel axe et dans un contexte d’analyse différent : le web. Le domaine du numérique ne réinvente donc pas des principes mais réutilise, d’une certaine manière, des formes déjà employées dans divers environnements. D’une autre façon, le format papier ou écrit peut ainsi être directement rapproché de l’informatique. Finalement, de nombreux parallèles, entre ces deux contextes, prennent place.

3. Explication et problématisation du concept

Ainsi, dans son travail, Anthony Masure pose le problème suivant : quel rôle la tabularité joue-t-elle dans notre mode de pensée ? Et quel impact cette mise en forme provoque-t-elle ?

D’une utilisation à une autre le terme « tabulaire » passe alors régulièrement de l’écrit aux codes informatiques. C’est donc par l’analyse du Dictionnaire Historique et critique de Pierre Bayle3 que la tabularité est d’abord abordée, si l’on suit les analyses développées par Anthony Masure4. Sous sa forme première, la tabularité est alors une manière de mettre en page des écrits. Avec l’exemple du dictionnaire, l’auteur nous fait remarquer que ce type de mise en page hétérogène fait des liens constants avec certaines notes et crée alors de nombreux renvois ; c’est donc d’une certaine manière des cadres imbriqués dans des cadres. Ce système rappelle particulièrement, selon Anthony Masure, les hypertextes. Ces tableaux constituent alors des manières de pensée fluides, naviguant d’une idée à l’autre et permettant des va-et-vient réguliers entre plusieurs éléments indirectement connectés. De cette façon, nous comprenons partiellement de quelle manière cette tabularité peut alors être visible au sein de nos ordinateurs. Mais quel rôle joue ce type de tableau ? Selon Jack Goody5, anthropologue, l’écriture serait une manière de poser et d’organiser nos pensées, de développer certaines précisions inexplicables à l’oral. Le tableau peut ainsi permettre de « spatialiser la pensée6 ». Chaque élément prend place dans une case et entre directement en lien avec les cases qui l’entourent ; le tableau permet de donner sens aux éléments par leur connexion mais laisse également le choix de voir chaque case indépendamment des autres. Dans l’analyse de Jack Goody, développée par Anthony Masure, il est cependant clair que la modélisation tabulaire dispose de limites. Le tableau réduit la complexité de certains sujets en classant des éléments, en listes et colonnes, quand ceux-ci devraient prendre place dans un système de réseaux complexes. 

Bruno Bachimont, philosophe du numérique, considère les réseaux comme une sorte « de tableau dynamique7 » et fait directement référence aux principes des hypertextes, mais comme le dit Anthony Masure, la « persistance de la tabularité8 » apparaît différemment dans le système informatique. De façon invisible, à travers des codes et des bases de données, le principe de la tabularité est pourtant bien présent ; c’est d’ailleurs l’exemple, cité plus haut, du moteur de recherche Google. Le problème qui persiste dans la base de données est le classement des informations ; celles-ci peuvent être recherchées sous différents critères déterminés au préalable. Ainsi, l’expérience de l’interface numérique semble biaisée, la diversité des possibilités n’est pas mise en avant, nous contraignant à suivre des directions toutes tracées. La tabularité au sein du numérique peut alors être vue comme un procédé réducteur plus que comme une forme de réflexion. Le tableau, utilisé, à couvert, dans de nombreux systèmes peut alors simplifier un réseau plus complexe et réduire le champ des possibles dans le domaine du Web. 

Finalement, n’est-ce pas parce-que cette forme est utilisée et fonctionne, comme outil, depuis sa première utilisation, que l’idée de renverser la tabularité dans le domaine de l’informatique paraît impensable ? Comme de nombreuses inventions ou créations, si un système est utilisé depuis longtemps et fait ce que nous attendons de lui, pourquoi alors tout déconstruire et refaire autrement ? C’est pourtant dans la déconstruction que nous sommes à même de redécouvrir les choses réellement et d’observer de nouveaux potentiels, de percevoir les qualités de ces outils. La tabularité, système “casé” et “rangé” serait alors une manière de cadrer nos pensées mais peut-être aussi de réduire le champ de la création. Changer ces habitudes pourrait ainsi donner à voir différemment l’environnement numérique.

Figure 1. Schéma comparant le principe d’une base de données tabulaire à la réalité des possibles sur une interface numérique, Célestine BEL

Célestine BEL et Rosalie VAYSSET-GENEIX, Master 1 « Design, Arts et Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024


  1. Définition de TABULAIRE. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales [En ligne]. Disponible sur : \<https://www.cnrtl.fr/definition/subjectivité>  (consulté le 22/11/2023) 

  2. Traduction anglaise de “Tabularité”. Deepl.fr [En ligne]. \<https://www.deepl.com/fr/translator#fr/en/tabularit%C3%A9.> (consulté le 22/11/2023) 

  3. BAYLE, Pierre, Dictionnaire historique et critique : miscellanea philosophica, édition et présentation par Alexandre Laumonier et le Théâtre des opérations, Graphê n°3, Paris, Les Belles Lettres, École supérieure d’art de Cambrai, 2015. 

  4. MASURE, Anthony, Design et Humanités numériques, Paris, B42, 2017. 

  5. GOODY, Jack,  « Civilisation de l'écriture et classification ou l'art de jouer sur les tableaux », dans: Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 2, n°1, février 1976, L’État et les classes sociales, pp. 87-101. Disponible en ligne : \<https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1976_num_2_1_3384> (consulté le 21/11/2023) 

  6. MASURE, Anthony, Design et Humanités numériques, Paris, opus citatum, p. 112. 

  7. « Le réseau est à la raison computationnelle ce que le tableau est à la raison graphique. Alors que le tableau propose une structuration et une systématicité entre les contenus répartis dans les cases du tableau, le réseau propose un mode de communication et répartition entre les cases du tableau. C’est un tableau dynamique. » Bruno BACHIMONT (2004), Signes formels et computation numérique : entre intuition et formalisme. Critique de la raison computationnelle [En ligne]. Disponible en ligne : \<https://www.utc.fr/\~bachimon/Publications_attachments/Bachimont.pdf> (consulté le 23/11/2023) 

  8. MASURE, Anthony, Design et Humanités numériques, op. cit., p. 126.