1. Définition

La notion « d’expérience esthétique » n’existant pas dans les dictionnaires usuels, nous pouvons comprendre d’après Hertzian Tales: Electronic Products, Aesthetic Experience, and Critical Design, ouvrage d’Anthony Dunne, qu’il s’agit d’une expérience pleinement accomplie basée sur la perception et le plaisir inhérent à cette dernière, mais surtout sur une forme de reconnaissance (de soi, du monde, etc.) Considérée comme l’une des expériences les plus complètes, l’expérience esthétique engage activement notre conscience et notre reconnaissance de l’environnement qui nous entoure.

Nous pouvons apprécier l’usage de cette notion à travers les citations suivantes.

« L’expérience esthétique, pour Goodman, est simplement “une expérience cognitive distinguée [de tous les autres domaines] par la domination de certains aspects symboliques”, qu’il décrit comme typiquement symptomatiques de l’esthétique et qu’il déploie pour tenter de définir l’art. Ces aspects distinctifs sont la densité syntaxique et sémantique, “la complétude relative”, “l’exemplification” et “une référence complexe et multiple” et ils sont eux-mêmes définis par Goodman d’une manière qui prétend être indépendante des états mentaux des utilisateurs de ce type de symboles.»

SHUSTERMAN, Richard, « L’expérience esthétique : de l’analyse à l’éros », dans la Nouvelle Revue d’esthétique, Paris, PUF, fév. 2019, p. 176.

Au cœur d'un bon nombre de discussions contemporaines, « l'expérience esthétique » d'après Goodman appuie sur l'importance d'une expérience vécue de manière globale et complète. Elle est souvent distinguée des autres expériences esthétiques ordinaires car elle implique l'ensemble des émotions liées dans un même mécanisme cognitif et s'inscrivant dans un système de cohérence et d'intégration du monde qui nous entoure. Elle exige cependant de l'individu des capacités spécifiques dans le but de développer à son tour une reconnaissance particulière d'une expérience à caractère cognitive.

« Le dispositif de la Lettre sur les aveugles procède donc à l’exhibition de la constitution de la morale et de la métaphysique à partir de la sensation, en montrant son implication dans la formation des idées. L’aveugle fonctionne comme figure heuristique aussi bien de l’activité psychique et sensitive que du statut du monde ainsi saisi. Le dispositif est critique et polémique mais n’en reste pas à un relativisme. C’est donc à partir d’une mise en perspective des sens qu’il rend l’expérience esthétique créatrice d’un monde nouveau et capable d’une remise en question du monde ordinaire. D’un autre côté, Diderot montre que la sensibilité est liée à l’esprit, qu’elle s’éduque. Diderot ne propose pas la sensation comme principe unique du monde et de sa saisie, mais la soumet elle-même à la critique. »

DIDEROT, Denis, La Lettre sur les aveugles, dans Le Philosophoire - Le Corps et l'Esprit, Paris, Vrin, mars 2003, p. 252.

« L'expérience esthétique » passe ici par les sentiments et les sensations saisis qui permettent de soutenir la compréhension de notre environnement et la création des idées. Le processus par lequel l'information est saisie puis traitée cognitivement prend en compte l'expérience esthétique comme moyen pour mieux interroger notre monde. Cette pensée esthétique et conceptuelle expose la complexité des sentiments que l'expérience peut susciter. En effet, cette expérience permet de mettre en avant ces questionnements et notre compréhension idéaliste du beau comme une autre entité. Pour Diderot, manquer d'un sens comme la vue pour l'aveugle va sans doute altérer notre reconnaissance du monde, mais elle va néanmoins permettre de mieux la révéler et la critiquer.

2. De l’anglais au français

« L’expérience esthétique » est parfois traduite de l’anglais « aesthetic expzrience ». Nous pouvons citer les exemples suivants :

« Although there is plenty of potential for new aesthetic experiences through the expression of electronic objects’ behavior, this area is already dominated by an oversimple mimicry of human and animal behavior. The aesthetic experience they give rise to is based on recognition rather than perception. The users experience something familiar rather than new, so they are conditioned to accept things as they are. Rather than being stimulated to modify their ideas about reality, the users become part of a behavioral “circuit1”.»

DUNNE, Anthony, Hertzian Tales: Electronic Products, Aesthetic Experience, and Critical Design, Cambridge, The MIT Press, 2008, p. 174.

«In this sense, aesthetic experience would not enable one to state what something is, how it could be used, or how it should be judged. Rather, it would result in inarticulate, implicit, operative, and embodied knowledge. For instance, visual aesthetic experiences could lead one to develop an informed and critical way of looking. For auditory aesthetic experiences, one could develop a nuanced and differentiated sense of hearing. Defending a practical aesthetic knowledge account, one can clearly outline aesthetic experience as an epistemic practice: aesthetic experience not only facilitates a better understanding of the observed object and its meaning; it also provides an ‘experimental’ field for learning and applying more general epistemic skills, such as raising one’s awareness and approaching things thoroughly as well as critically by viewing them from different angles2

LANER, Iris, Practical Aesthetic Knowledge: Goodman and Husserl on the Possibilities of Learning by Aesthetic Practices, dans Estetika: The Central European Journal of Aesthetics, n°. 2, 2015.

Les traductions de l'anglais au français n’exerçant aucune influence sur le sens de cette notion, ces citations permettent néanmoins d'aborder la pratique de l'expérience esthétique à travers celle des sens et d'une démarche plus collective. Cette autre orientation laisse alors envisager qu'il n'existe pas de forme unique d'expérience esthétique et qu'elle dépendra également des conditions de saisie des informations.

3. Explication du concept et problématisation

Pour la grande majorité des individus activement réceptifs à l’art et aux objets dits « esthétiques », la notion « d’expérience esthétique » est perçue comme une expérience élevée et complète. Elle exploite l’ensemble de nos fonctions cognitives et émotives enveloppant avec elle des attitudes particulières et internes souvent associées à la sensation de plaisir et de satisfaction. On remarquera que les événements, les contextes et les circonstances parfois ordinaires vont agir de manière active et intégrante dans notre expérience. L’expérience esthétique exige toutefois une implication émotionnelle complète de la part du spectateur. L’individu doit faire preuve de sensibilité et d’ouverture pour recevoir les signaux de l’expérience et vivre l’expérience de manière attentionnelle. En plus de cet engagement émotionnel, Kant lui associe par exemple la sensation de plaisir qui lui est inhérente lorsque l’on émet un jugement de beauté face à une forme spécifique3. L’ensemble de ces paramètres va conditionner l’expérience esthétique ressentie. Dans Hertzian Tales: Electronic Products, Aesthetic Experience, and Critical Design d’Anthony Dunne, l’expérience esthétique est un moyen de donner à l’individu de nouvelles dimensions dans son expérience quotidienne et notamment à travers les objets électroniques et conceptuels.

Néanmoins, les traductions précédentes peuvent nous faire réfléchir quant à la nature de l’expérience esthétique dans le champ du design. On peut comprendre que la nature de cette expérience ne pourra jamais être pleinement expliquée car l’expérience est aléatoire et elle n’est pas toujours reçue ou perceptible face à un individu passif. De plus, on notera que la réponse émotionnelle face à une forme spécifique sera toujours critiquée. Pour certains, il s’agira de mettre en suspens toutes nos croyances et de prendre de la distance pour mieux laisser le corps et l’esprit subir l’expérience esthétique. D’autres envisageront cette expérience comme un ensemble et une unité au cours desquels il sera nécessaire d’engager l’entièreté de notre corps et de notre perception. C'est ce sur quoi les philosophes empiristes se sont interrogés en proposant alors un « sens commun » à l'ensemble de nos sens. Cette faculté serait d'autant plus partagée collectivement et presque simultanément. En plus d'être individuel et propre à soi-même, il suggère ainsi une unité des sens qui résulterait de la mise en œuvre de tous les sens d'un même individu.

5. Illustration

Figure 1. Schématisation de l’expérience esthétique, Margaux NGUYEN

Margaux NGUYEN, Master 1 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.


  1. « Bien qu'il y ait beaucoup de potentiel pour de nouvelles expériences esthétiques à travers l'expression du comportement des objets électroniques, ce domaine est déjà dominé par un mimétisme trop simple du comportement humain et animal. L'expérience esthétique qu'ils suscitent est basée sur la reconnaissance plutôt que sur la perception. Les utilisateurs font l'expérience de quelque chose qui leur est familier plutôt que nouveau ; ils sont donc conditionnés à accepter les choses telles qu'elles sont. Plutôt que d'être stimulés à modifier leurs idées sur la réalité, les utilisateurs font partie d'un “circuit” comportemental. » (Traduit par mes soins) 

  2. « En ce sens, l'expérience esthétique ne permettrait pas d'affirmer ce qu'est une chose, comment elle pourrait être utilisée ou comment elle devrait être jugée. Elle aboutirait plutôt à une connaissance inarticulée, implicite, opérationnelle et incarnée. Par exemple, les expériences esthétiques visuelles peuvent amener une personne à développer un regard éclairé et critique. Pour les expériences esthétiques auditives, on pourrait développer un sens de l'audition nuancé et différencié. En défendant les connaissances esthétiques et pratiques, on peut clairement définir l'expérience esthétique comme une pratique épistémique : l'expérience esthétique ne facilite pas seulement une meilleure compréhension de l'objet observé et de sa signification ; elle fournit également un champ « expérimental » pour l'apprentissage et l'application de compétences épistémiques plus générales, telles qu’une conscience et une approche approfondie et critique des choses en les regardant sous différents angles. » (Traduit par mes soins). 

  3. Selon Emmanuel Kant : « Dans l'appréciation d'une libre beauté (simplement suivant la forme) le jugement de goût est pur. On ne suppose pas le concept de quelque fin pour laquelle serviraient les divers éléments de l'objet donné et que celui-ci devrait ainsi représenter, de telle sorte que la liberté de l'imagination, qui joue en quelque sorte dans la contemplation de la figure, ne sauraient qu'être limitée. ». De plus, « Le goût est la faculté de juger un objet ou un mode de représentation par la satisfaction ou le déplaisir d'une façon toute désintéressée. On appelle beau l'objet de cette satisfaction. » KANT, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, Section I, Livre I, 1790, p. 55 et 71.