Danse avec le Louvre
Qu’est-ce que la scénographie d’un musée ? Le muséographe et designer Adrien Gardère, qui a mis en scène le Louvre-Lens, explique son travail et ses convictions. Ce globe-trotter décrypte aussi d’autres réalisations : le musée du Caire et un futur projet hors du commun, à Narbonne.
Il s’exprime bien en français, parfaitement en anglais, glisse des mots d’arabe… Il croise plusieurs langages, celui des hiéroglyphes, la grammaire des formes. Adrien Gardère, designer et muséographe, jongle avec différentes cultures, semble vivre sur un tapis volant ou en avion, lui qui travaille aussi bien aux États-Unis qu’en Indonésie.
Récemment, il a conçu avec son studio la muséographie du Louvre-Lens, inauguré en décembre, tout en harmonie avec l’éblouissant bâtiment des architectes japonais de l’agence Sanaa1. Quatre ans de travail au service de cinq mille ans d’histoire de l’Art délocalisé, où son sens de l’espace, de la lumière, de l’esthétique minimale, du dialogue, l’a fait monter sur le podium de la reconnaissance internationale aux côtés des stars nippones de Sanaa - mais ce communicant passionné s’avère aussi intarissable que Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa sont retenus.
Né en 1972 à Paris, Gardère a été formé classiquement en France – hypokhâgne, école Boulle, Arts décoratifs de Paris. Le genre premier de la classe, cultivé, professionnel, pédagogique, péremptoire, et beau garçon. Il pourrait être un peu agaçant ! Sauf que non, et ce bouillonnant « Tintin en Iran » est un voyageur qui fait rebondir l’Antiquité sur des socles très contemporains.
Adolescent, il a vécu en Inde, s’est imprégné des savoir-faire des artisans. Son diplôme en poche en 1996, il retourne dans le sous-continent, jouant le jeune sherpa afin d’y développer des meubles pour différentes marques. À Ahmedabad, il anime des workshops avec des étudiants de l’Institute of Design. Il s’ouvre à d’autres répertoires de formes, se nourrit du « syncrétisme aventurier » des objets. « C’est extraordinaire de suivre la transformation du fauteuil Voltaire en “Pondichérienne”. En Inde, on ne tapissait pas, on n’employait pas la paille pour le rembourrage. Il y a eu des allers- retours entre le Faubourg Saint-Antoine, la Hollande qui avait le monopole du cannage, et les artisans indiens, pour aboutir à cette chaise longue typique. »
Si parallèlement, en France, il a conçu lampes, guéridons et miroirs pour Artémide ou Cinna/Ligne Roset, Adrien Gardère s’est orienté très vite vers la scénographie, puis la muséographie, deux disciplines du métier de designer. Très pratiquées mais mal connues, invisibles. Il commence par signer diverses mises en scène d’expositions, dont Les sièges de Pondichéry au musée des Arts Décoratifs à Paris, mais c’est en Égypte qu’il se lance pour de bon. En 2002, au musée National du Caire, il met en espace Les parfums et les cosmétiques dans l’Égypte ancienne, sujet qui rebondit au Louvre à Paris et à la Vieille Charité de Marseille. En 2003, toujours au Caire, il rend intelligible la présentation de Quand les sciences parlent arabe. Et, d’onguents funéraires ancestraux en dynastie Safavide d’Iran, il se voit finalement confier la refonte totale de ce musée. Pas seul : son studio, installé dans le IIe arrondissement de Paris, regroupe huit personnes depuis 2002.
Il est ainsi passé de la scénographie, qui ne concerne que les expositions, événements ou spectacles vivants temporaires, où peut s’affirmer un seul parti pris et où priment la fantaisie, le décor et deux ou trois idées maximum, à la muséographie, dispositif plus complexe, pérenne, mille-feuille pour les collections permanentes d’un établissement, dont le propos et l’identité doivent durer. C’est un travail complet de chef d’orchestre, mais qui ne doit pas se voir.
Car la muséographie ne se remarque vraiment que lorsqu’elle est ratée, ou gênante. Comme au nouveau département des Arts de l’Islam, dans la cour Visconti du Louvre parisien, où les architectes Mario Bellini et Rudy Ricciotti ont opté pour une résille de verre et de métal, un « nuage doré », pour structurer et coiffer le pavillon. Cette métaphore de la tente bédouine aurait impliqué, peut-être, de mettre en scène la fabuleuse collection de 18000 pièces plus horizontalement et plus légèrement. Le muséographe Renaud Piérard a opté pour le souk, trop vertical. C’est embarrassant, pour l’architecture comme pour les œuvres, et c’est embarrassé de trésors comme une caverne d’Ali Baba saturée.
« Dans toute muséographie, il faut surtout respecter et comprendre l’architecture », affirme Gardère. Cette pratique est différente de celle de l’architecture intérieure, qu’il a un peu exercée, notamment à la galerie parisienne Loft, dans le XXe. « Ce n’est pas l’écriture d’une histoire artificielle, la création d’un univers ex-nihilo pour un appartement, une galerie, un café. La “muséo” touche un public très large. Il faut trouver une maïeutique avec les conservateurs, les commissaires d’exposition, les chercheurs qui ont le savoir. Il faut en saisir l’essentiel pour adapter ce programme scientifique culturel, très livresque, à l’espace, et retisser une narration qui révèle un ensemble, tout en créant des étapes, des arrêts. Il faut s’adresser à la fois aux jambes et aux yeux des visiteurs. Proposer différents niveaux de lectures implique de ne pas être expert, mais de garder sa candeur, sa fraîcheur. »
Après le Louvre-Lens, ce globe-trotter est engagé dans d’autres aventures, comme le musée de la Romanité de la région Languedoc-Roussillon, celui de l’Aga Khan à Toronto, et des projets en discussion un peu partout. Glissons-nous dans les coulisses de trois lieux qu’il a mis en scène, trois périples muséaux très différents, au Caire, à Lens et à Narbonne. Où le guide Gardère déchiffre quelques secrets d’une alchimie invisible.
« Il fallait repenser un bâtiment de 1903. Je me suis d’abord plongé dans ce Caire islamique, admirant cette architecture, les raffinements de son ornementation, la lumière singulière de la ville. C’est une construction avec presque aucun mur, une succession de pièces ouvertes, un long corridor. Les piliers structurels et les solives du plafond, en forme de croix, ont créé le cadre de mon design, une grille, pour construire la narration. Je me suis aussi inspiré de la cour centrale typique de l’architecture égyptienne médiévale résidentielle. En écho à ces éléments, on a redessiné des pièces comme autant de parenthèses dans le parcours, créé des puits de lumière et ouvert les fenêtres, occultées, grâce à des grilles claustras rappelant celles du XVe siècle, pour mieux sentir la ville. Plus prosaïquement, le musée étant lavé à grande eau, cela exigeait des plinthes très hautes, au-dessus desquelles court l’identité visuelle : une frise comprenant une typographie en arabe dessinée avec des graphistes égyptiens. Il a fallu faire l’inventaire de toutes les œuvres avec les conservateurs, du délire ! On a inventé un parcours chronologique pour cette collection qui compte 2 500 œuvres. La rénovation a commencé en 2004, avec un architecte d’exécution sur place. Le musée a été inauguré en octobre 2010. Deux mois après éclatait la révolution ! Le musée a dû être fermé pour éviter le vandalisme et il n’a pas encore trouvé son public, le « pharaonisme » dominant encore le tourisme en Égypte. »
Transversal : le Louvre-Lens
« J’ai commencé à travailler au Louvre-Lens en 2008, bien après le concours d’architecture gagné en 2005 par l’agence japonaise Sanaa. Le bâti et les grandes lignes muséales étaient définis, j’ai été choisi comme sous-traitant pour la muséographie. Je suis allé à Tokyo pour voir comment Sejima et Nishizawa travaillaient. La clé, c’était avant tout de tenir compte de leur architecture avec lumière zénithale. Pour renforcer la perception de la galerie du Temps, un volume de 120 m de long pour 3000 m2, je l’ai voulue sans cloisonnement. À partir d’une plateforme à l’entrée qui descend en pente douce vers la galerie, on peut voir toute la profondeur de champ, découvrir l’ensemble des œuvres dans une lecture à 360°. Sur cette longueur, il était absurde d’accrocher des pièces aux murs intérieurs. Sanaa a poussé cette logique plus loin en effaçant ces murs, les rendant réfléchissants. Il n’était pas question d’écraser les 207 œuvres pour autant.
On leur donne corps en créant des îlots pour les différentes civilisations, avec un mobilier épuré d’estrades, de socles, de vitrines. Il ne s’agit pas d’offrir un simple achalandage de statues ou de peintures, mais de proposer des dialogues entre l’Italie et l’Islam par exemple, des voyages à travers les civilisations dans tous les sens. Le public peut tisser ses propres liens, s’arrêter dans des espaces plus intimes, guidé par une frise chronologique, la règle du Temps, de - 4000 avant Jésus-Christ à 1850. »
En mouvement : le musée de la romanité à Narbonne
« Ce projet a été gagné par l’architecte britannique Norman Foster. Là, dès le départ, j’ai travaillé en collaboration étroite avec lui, avec son agence hallucinante de 1200 personnes. Narbonne est la première colonie romaine en Gaulle. Elle est riche d’une collection de lapidaires, 1500 fragments qui ont servi à diverses reconstructions, récupérés un peu partout, dans des carrières, des remparts, au début du XIXe siècle, et qui étaient jusque-là entreposés dans une église. Situé dans une nouvelle zone résidentielle à l’est de la ville, de forme carrée et très plat, ce nouveau musée abritera ces cailloux, des expositions et un centre de recherche. Comment ne pas entasser bêtement ces pièces ? On a imaginé un mur monumental, une bibliothèque de 500 bas-reliefs antiques, qui sera l’épine dorsale du bâtiment, le séparant en deux unités, publique et privée. Cette muraille très théâtrale sort à l’extérieur, elle n’est pas fossilisée mais dynamique. Car chaque jour, grâce à des leviers robots, 5 à 18 fragments seront déplacés, s’intégrant devant un film qui les déchiffrera au public. Ce dispositif est inspiré des stockages de pièces détachées des entreprises. En 2016, il sera la métaphore visuelle de la mission du musée, ni opaque ni secrète. »
© Libération
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Libération du 3 décembre 2012. ↩