DAGOGNET, François, « Avant-Propos », dans DAGOGNET, François, Rematérialiser, Paris, Vrin, 1989, p. I-V.

Avons-nous assez souligné que le terme de « matériologue » ou celui de « matérialisateur » se distinguent intentionnellement du plus classique de « matérialiste », comme de tout ce qui a trait au matériel ? En effet, le matériologue ne considère pas la matière comme un absolu ou un principe explicatif. À l'inverse, plus proche en cela de l'idéaliste, il veut seulement assister à la concrétisation des principes qu'il ne sépare pas de ce en quoi ils s'appliquent ou s'inscrivent, du fait même de leur fécondité.
La matière connaît de tels changements qu'elle cesse alors de demeurer ce qu'elle était, une substance. Des puissances transformatrices (science, industrie, technique, culture même) la modifient : qu'est-elle, au fond ? Poser la question de cette façon revient à vouloir « un arrière-monde » stable ; on ne renonce pas à la réflexion réductrice. Le mot de matière s'éclipse d'ailleurs devant celui de matériau : la matière finit par n'exister plus que comme abstraction et genre.

On nous opposera sans doute l'incontournable réalité de l'état moléculaire ou atomique, sous-jacent à sous les substrats, mais celui-ci gagne ne pas se séparer, pour être compris, des réseaux ou des complexes dans lesquels il est lui-même engagé.

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L'univers contemporain, comme à toute période de notre histoire, peut se caractériser par les néo-éléments qu'il invente ou aménage. Jadis on a usé des naturels — âge de la pierre, après celui du bois — puis on a découvert les métaux, les alliages comme le bronze, plus tard encore les techniques de la fusion qui nous vaudront la fonte et l’acier.

Le premier d'entre eux (le bois) appelle à la réflexion. Comme l’ont remarqué les plus subtils matériologues des temps anciens, tous les matériaux s'échelonnent d'eux-mêmes du très dur au friable. L'artisan bénéficie de cette gradation et évite les extrêmes. Il faut que le ligneux résiste mais sans empêcher l’outil ou le ciseau, de même, pour le calcaire ou le marbre qu'on doit pouvoir « déliter », scier ou polir.

Nous ne suivrons pas jusqu'au bout Charles Péguy bien qu'il ait admirablement reconnu l'importance et la richesse de ce constituant. Il oppose le buis trop tenace au noyer et au chêne. Le buis « d'un petit diamètre noueux et dur qui sert à faire des curiosités et non pas des meubles » (des pipes, des coffrets, des crucifix) ne se compare donc pas au bois « d'une dureté juste assez dure pour faire des solides, pour obtenir immédiatement et directement des plans, des arêtes, des angles, des moulures, des engagements solides, sans avoir à consolider, à marteler, à laminer , à refondre, à travailler, à reprendre, à refaire la constitution intime, l’appareil intérieur, l’institution moléculaire... juste assez tendre pour permettre l’opération, pour admettre directement et immédiatement l’outil, sans avoir à ainsi marteler, à forcer1 ».

Aussitôt le poète glisse et tombe dans le piège : il en profite surtout pour maudire le fer. Il souhaite que le bois et la pierre se liguent, afin de chasser le métal. Il engage la croisade « encontre la matière de la construction moderne » !

Autant nous le suivons dans son éloge, autant nous ne l'accompagnons pas dans son injustifiable hostilité : si on se réfère à tout prix à « la nature » donatrice, la terre a livré le minerai.

Nous insistons sur le bois, parce qu'il mérite, étymologiquement parlant, une place tout à fait à part, indiscutablement éclairante. Le latin permet d'expliquer le mot. Il ne confond pas les silvae materiariae qui nous approvisionnent en bois de construction et les silvae caducae, c'est-à-dire les taillis. Et, en effet, materiarius comme materinus signifie d'abord dur, qui a de la consistance et de la texture.

Ces termes — materies, materia, materiarius — de la langue rustique (pour qualifier le bois, la substance maternelle parce que le tronc de l'arbre produit des rejetons) réunit les sens les plus éloignés et qu'on a disjoints : la mère, la matière, tout ingrédient ou composant, le bois de futaie, le fût principal.

Ernout et Meillet, dans leur Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots, justifient le glissement ou le passage : materia devient le matériau privilégié, parce qu'il renvoie à la partie solide ligneuse, génératrice, bien différente de l'écorce ou des feuilles. Le substantif finit par designer tous les « substrats » : il équivaut à ὕλη qui lui-même signifie la « matière, l'origine, la cause, le sujet ».

Ainsi, le bois nous permet de définir le sens premier de matière ; nous saisissons alors pourquoi la matière et la mère sortent du même radical.

Laissons le passé. Au XIXe siècle, arriveront les corps plus légers : le cuivre, le zinc, l'aluminium. Actuellement, c'est l'explosion : les composites, les aciers dits spéciaux, l'uranium et le plutonium de l'énergie atomique, le silicium et l'arséniure de gallium pour l’électronique, les biomatériaux dans la médecine des prothèses, et bien d'autres encore. Nous nous sommes d'ailleurs particulièrement attachés, dans notre ouvrage, à l'un d'eux, le textile artificiel, en d'autres termes, les fibres synthétiques et la révolution cellulosique.

Le philosophe, tel que nous le concevons, ne peut pas ne pas se soucier des modifications substantielles, du travail sur les choses : or, celui-ci relève autant de ce sur quoi il s'exerce que de l'effort ou des moyens qu’il met en œuvre. Les opérations de formage, de moulage, de repoussage, de treillage, de collage, etc. ne dépendent-elles pas principalement du matériau ? Chacun d'entre eux appelle ou permet telle ou telle transformation.

Cependant, le substrat n'a jamais été assez pris en compte : l'aristotélisme mettait l’idée (ou la forme) en avant. Or nous tenons à lui rendre, par nos analyses, toute son importance.

Plusieurs historiens ont même remarqué que la machine relève aussi de lui, donc, ce qui le modifie le suppose encore, lui ou un semblable à lui qu'on aura légèrement dénaturé : ainsi la sidérurgie recourt à la machine à vapeur, mais celle-ci, à son tour, suppose un acier qui puisse tolérer les fortes pressions, de là, l’interdépendance entre ce qui change et ce qui est changé. Par conséquent, on ne saurait nier le rôle de ce qui semble la base du reste.

Actuellement, celle-ci voit en quelque sorte son influence augmenter, du fait de la création des néo-matériaux et de la révolution industrielle. On peut en compter quatre types :

a — les associations qui potentialisent les qualités reconnues des uns et des autres : triomphe alors la composition. Jadis le béton malaxait déjà des pierres, des scories diverses et de la chaux ; plus tard, on aura recours au fer (le béton armé) afin d'augmenter la résistance de la construction, en même temps qu'on diminuait son épaisseur. L'association ne date donc pas d'aujourd'hui, mais elle s 'est assez nettement amplifiée.

b — Les synthèses, qui s'inspirent des « modèles naturels », ont pu les copier, voire les dépasser ou les complexifier : ainsi, le celluloïd tend à remplacer la corne et l'ivoire des défenses de l'éléphant.

c — Nous mettons à part les véritables « créations », les molécules sans antécédent qui relient des qualités généralement inassociables comme la dureté et la légèreté, ou encore la solidité et la minceur.

La bakélite ouvre une brèche, en ce sens qu'elle résulte elle-même du mélange du formol qu'on tire du charbon et du phénol qui s'extrait alors du goudron de la houille ; elle ne ressemble à aucune substance ; elle est l'une de celles qui remplissent le chapitre florissant des polymères ou des assemblages inconnus (à noyau benzénique).

d — Enfin, nous allons vers des transformations plus profondes parce que, si, hier on intervenait surtout du dehors, sur la masse (qu'on décapait, qu'on creusait ou qu'on meulait) aujourd'hui, on table sur les possibilités internes et atomiques (l’électronique et le nucléaire).

On va donc du plus classique (l'association, le copiage) au plus révolutionnaire (la synthèse pure, le moléculaire) : ces quatre espèces définissent les bases de la matériologie en devenir.

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Mais pourquoi nous en préoccuper ? Nous croyons que le philosophe ne doit poursuivre d'autre but que celui de tenter de « penser le monde moderne » en train de naître, ses assises et ses exploits, ainsi que ses échecs et ses illusions.

Jadis, nous nous sommes intéressés, dans cette perspective, aux prodromes de l'électronique et de l'informatique, aux architectures du tissu urbain, aux paysages, aux images de synthèse, aux machines reprographiques, aux bouleversements agronomiques (la mort des villages !), au design et aux formes futuristes, à l’art contemporain, quand ce ne fut pas aux exploits de la médecine qui modifie et guérit les corps.

Nous essayons d'être attentif à qui se passe, — tâche considérable et qu'on ne peut pas vraiment remplir ! — et c'est pourquoi nous n'hésitons pas à situer nos quelques remarques sur la néo-matérialité dans ce cadre général. Et nous n'ignorons pas que, malgré notre apologie, la page se tourne au moment où nous écrivons ; elle nous désavoue sur le champ. Nous sommes emportés et dépassés par le courant que nous cherchons au moins à reconnaître. Les choses vont plus vite que le philosophe qui, comme nous, court après elles, sans pouvoir les rejoindre. Nous ne dissimulons pas notre retard. Qu'on retienne alors l'intention !

Mai 1989

© Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1989.


  1. Poésie des métiers du bois, Cahiers du sud, dans CARREZ, Jules, Les hommes et leurs forêts, Paris, A. Bonne, 1973, p. 201.
    [Note du Collectif DAM : la description de l'ouvrage peut être consultée sur le site des éditions Vrin (https://www.vrin.fr/livre/9782711608850/rematerialiser