2. Du factuel au définitionnel
2.1 De la langue aux questions
Si l’on s’en tient au seul sens des termes, la matérialité de quelque chose désigne « ce qui est formé de matière », par opposition à l’esprit, voire à l’âme : il s’agit donc, nous disent les dictionnaires d’usage courant, de quelque chose de tangible1. Transposé dans le champ du design, la matérialité renvoie à l’aspect matériel de tel objet ou espace : elle en désigne leurs qualités patentes, la façon dont ces dernières apparaissent aux sens, se donnent à notre compréhension et suggèrent un ou plusieurs usages. La matérialité de la théière japonaise que j’ai devant mes yeux renvoie à la fonte, à un petit fond de rouille en son fond, à une forme oblongue et lisse, légèrement striée à la base, à la rondeur de son anse et au bout effilé de son bec : elle semble appeler l’eau frémissante et le thé que je pourrai réunir sans me brûler et déguster, petit à petit, tout au long d’une plage de temps…
Au plan de la langue française et de l’expérience à laquelle cette dernière fait appel, la saisie de la matérialité, des qualités ou propriétés des objets et des espaces suppose un substrat — soit des matériaux et /ou de la matière — qui, mis en forme par l’intention inhérente à un projet, est offert à mes sens, à ma compréhension et l’usage. Cependant, notre collectif a d’emblée admis que cette saisie de la matérialité est problématique. Peut-on réellement isoler (pour projeter, éprouver, interpréter) la matérialité et ses formes indépendamment de son substrat ? Ce substrat réside-t-il dans des matériaux (que l’on peut éprouver par les sens et nommer avec précision), ou dans cet ensemble (un peu flou, pour ne pas dire abstrait au sens courant du terme) que l’on nomme matière ? Et qu’en est-il de cette « mise en forme », comment informe-t-elle ?
On connaît l’exemple du morceau de cire dans la seconde méditation cartésienne2. Descartes entend établir la réalité de la substance ou « chose étendue » et des qualités dites « premières » — celles qui donnent lieu à mesure, quantification, position dans l’espace — c’est-à-dire ce qui demeure une fois que s’évanouissent les qualités dites « secondes » que nous saisissons par nos sens. Il se livre alors à une expérience de pensée. Le bâton de cire à cacheter, dont nous pouvions saisir par exemple l’odeur de la ruche, la couleur, la fermeté, n’est plus rien de tout cela dès lors qu’on l’approche de la flamme d’une chandelle : ce que nous avons saisi via nos sens disparaît et, s’il faut bien que quelque chose demeure qu’on continue d’appeler cire, c’est la substance étendue3.
En transposant, nous pourrions dire que la matérialité est aux qualités secondes ce que le substrat matériel est à la substance et aux qualités premières. Sauf que, d’emblée, le fait d’isoler la matérialité de son substrat nous apparaît comme une simple expérience de pensée, tandis que la nature de ce substrat oscille entre matériaux et matière. Pour éclairer la notion de matérialité, il nous est donc paru opportun de partir de ce « substrat », de tenter une saisie factuelle de ce qu’on appelle « matériaux ». C’est en ce point que nous avons eu recours aux textes de Raymond Guidot (1934-2021).
2.2 Les matériaux dits « artificiels », « nouveaux » et leur classification
Ingénieur de formation et historien du design, enseignant à l'ENSCI4, collaborateur de Roger Tallon au sein de l’agence Technès et conseiller au Centre de Création Industrielle du Centre Georges-Pompidou (CCI), on doit à Raymond Guidot sa célèbre Histoire du design de 1940-20005 qui a servi de livre de chevet à de nombreux étudiants en design, ainsi que d'autres ouvrages parmi lesquels on peut retenir : Les bons génies de la vie domestique (2000), Design. Carrefour des arts (2003), Design, techniques et matériaux (2006), L'expérience de la céramique (avec J. Queheillard, 2007) et Histoire des objets. Chroniques du design industriel (2013).
« La matière qu'on façonne aujourd'hui », publié en 1981 dans la revue Culture technique6, rend compte d'une conception de la matérialité emblématique des années 1980 et de l'industrie. Faisant le constat que les matériaux artificiels et matériaux « nouveaux » ne font pas l'objet de classement, Raymond Guidot propose de les répertorier à l'instar de ce que Leroi-Gourhan a fait dans L'homme et la matière7 (1943), afin d'exposer la diversification des matériaux désormais disponibles ainsi que les modes industriels de transformation associés (moulage, frittage, laminage, extrusion, estampage, etc.). Il montre alors comment le développement des matériaux artificiels (matériaux de synthèse, matériaux composites artificiels) ont rendu possible d'autres modes de production, l'abaissement des coûts de fabrication, de nouveaux modes de mise en forme de la matière et par extension de nouveaux ouvrages. Production massive et stabilité des matériaux, voici-là les deux conditions principales de la matérialité industrielle telle qu'il l'expose. Les matériaux naturels, au regard de leur dimension anisotrope8 et non homogène qui apparaissent comme des défauts, se trouvent contraints d'être transformés pour tendre vers cette stabilité imposée et recherchée par l'industrie. Le découpage qu'il propose en matériaux naturels et en matériaux artificiels répond à un découpage chronologique. Selon lui, les seconds tendront dans le futur à remplacer les premiers.
Cette projection, si elle peut être nuancée au regard de la coexistence des matériaux naturels et artificiels, n'en est pas moins emblématique d'une logique industrielle qui continue de perdurer encore aujourd'hui malgré les contraintes qu'elle sous-tend. La conception moderne des matériaux développée par certains designers, Anni Albers, par exemple, rompt en effet avec cette conception progressiste de la matérialité industrielle. Si le texte de Raymond Guidot conduit à penser les modalités de conditionnement de la matière, Travailler avec le matériau d'Anni Albers privilégie une écoute des propriétés inhérentes de la matière (quelle qu'elle soit d'ailleurs, naturelle ou artificielle).
2.3 Matière, matériaux et matérialité
Ce texte de Raymond Guidot nous est donc précieux, y compris en ses limites. Il nous permet de comprendre que la matérialité des matériaux ne résulte pas que d’une saisie sensible, et qu’elle peut en effet être analysée d’un point de vue chimique et physique — saisie rationnellement, par conséquent, en ses propriétés. On peut donc, pour répondre à la première de nos questions, « isoler » la matérialité de son substrat.
Cependant, il ressort de la lecture critique du texte de Raymond Guidot, qu’une saisie « factuelle » des matériaux et de leurs propriétés reste difficile à établir si l’on quitte le plan strictement scientifique de la chimie et de la physique : ici, elle demeure assujettie à une certaine conception utilitariste, au sens premier du terme, soit à une logique industrielle d’exploitation et d’utilisation des matériaux (y compris dans le champ du design). Autre limite, Raymond Guidot ne remet pas en cause la notion de matière dont nous avons pourtant noté l’abstraction.
C’est ici que s’opère notre recours aux écrits de François Dagognet (1924-2015). Dans l’« Avant-propos » de Rematérialiser, ce philosophe montre tout l’intérêt qu’il y a à accorder aux matériaux et à la « néo-matérialité9 » l’importance qu’ils méritent. Ce texte nous permet de mettre au jour les raisons pour lesquelles tout philosophe et tout designer doivent s’atteler à cette tâche. Mais, avant d’en arriver là, François Dagognet précise le sens des termes en jeu. C’est à travers ces spécifications que nous saisissons le sens de la « matérialité » qui, dans son sens courant, renvoie bien à la qualité de ce qui est matériel, tangible, voire réel10.
En premier lieu, l’auteur justifie l’emploi — et l’originalité — du terme de « matériologue » voire de « matérialisateur » dans la mesure où le discours scientifique dont il va s’agir dans son ouvrage ne concerne pas la « matière » mais les « matériaux ». En effet, la matière ne peut plus être considérée comme une substance qui, telle l’étendue cartésienne, subsiste en dépit des changements qu’elle subit, car ceci est une pure vue de l’esprit selon François Dagognet. La matière connaît des changements incessants, elle n’est que matériaux, voire néo-matériaux, et ne peut être comprise comme un « principe stable ». La matérialité ne peut par conséquent être saisie comme le caractère de la matière — la stabilité, la permanence, par exemple — qui, en soi, n’existe pas. Et nous comprenons du coup pourquoi les dictionnaires préfèrent parler de qualité de ce qui est « matériel », plutôt que de qualité de la matière.
Toutefois, les dictionnaires ne nous disent pas encore ce que nous devons viser quand nous disons que la matérialité est la qualité de ce qui est matériel. Or, à suivre cet « Avant-propos », nous saisissons en un second temps que, pour François Dagognet, ce qui est matériel ce sont les matériaux. Il précise que les matériaux relèvent de deux catégories : ceux que l’homme travaille (la pierre, le bois) ; ceux qu’il crée : le bronze, la fonte, l’acier. Plus proche de nous dans le temps, parmi ceux que l’être humain crée, figurent aussi les corps légers (l’aluminium), les composites (les aciers spéciaux), les bio-matériaux, les néo-matériaux tels que le béton, le celluloïd, la bakélite11… La matérialité, voire la « néo-matérialité », désigne dès lors la dureté ou le caractère friable du bois, de la pierre, ou les propriétés physico-chimiques des matériaux qui ont été créés par l’homme.
Arrivés en ce point de notre lecture, nous pourrions nous demander — troisièmement — en quoi la matérialité concerne le champ du design et le designer. Et nous pourrions répondre en partageant la tâche qui, selon François Dagognet, incombe au philosophe, à savoir penser « le monde moderne », le « rematérialiser », c’est-à-dire rendre aux matériaux et à la matérialité son importance. En effet, s’attacher à la matérialité n’est-ce pas, pour un philosophe et un designer, se soucier « des modifications substantielles, du travail sur les choses » ? De fait, le designer ne peut ignorer le monde dont il est le contemporain, les changements qui affectent ce dernier à commencer par les artefacts produits par le travail humain. De plus, comme l’indique François Dagognet, le designer comme le philosophe doivent dépasser le préjugé selon lequel certains matériaux sont plus nobles, plus naturels, que d’autres. Ils ne peuvent, tel Charles Péguy, préférer le bois à l’acier dans les constructions modernes au motif que le premier est plus naturel que le second. La terre a en effet livré le minerai, et partant le fer, au même titre que le bois. Ce serait dès lors méconnaître les matériaux et se priver des potentialités architecturales liées à la matérialité de l’acier. Enfin, s’attacher à la matérialité et aux matériaux c’est dépasser le préjugé philosophique qui, né avec Aristote, accorde un primat à la forme sur la matière dans la mesure où c’est l’idée (de l’artiste, de l’architecte) qui donne forme à cette dernière12. Le designer, que l’on a parfois compris comme celui qui imprime une forme à la matière, ou un créateur de formes — un styliste — ne doit-il pas lui aussi se défaire de ce préjugé pour mieux composer avec les propriétés des matériaux et en tirer le meilleur parti possible ?
En somme, ce texte de François Dagognet est important pour notre réflexion sur la matérialité car il montre que cette notion liée aux « matériaux » — elle désigne leurs propriétés — permet de repenser le substrat matériel — la vacuité de la notion de matière — et la dimension idéelle de tout projet de design.
2.4 Forme et matière
Le texte de François Dagognet nous incite néanmoins à explorer plus avant cette question de la forme, tant elle est employée dans le champ du design, des arts et des médias. C’est pour éclairer ce point que nous avons eu recours à l’histoire de l’art, et plus particulièrement à la pensée d’Henri Focillon (1881-1943).
Dans le chapitre intitulé « Les formes dans la matière », issu de la Vie des formes, Henri Focillon convoque et interroge les concepts de forme et de matière dans le domaine de l’art et au vu de différentes techniques artistiques13. Selon lui, la forme est inséparable de la matière et, plus encore, si la forme agit sur la matière et la modifie, elle est également altérée par elle. Pour approfondir l’étude des formes, Focillon propose de s’éloigner de l’opinion commune et de tendre vers une étude phénoménologique : en adoptant cette démarche, il soutient qu’étudier la matière, c’est étudier la forme, et inversement. Ces deux concepts, loin d’être antinomiques, sont donc indissociables.
Dans le texte retenu par nos soins, il franchit un pas de plus. Les matières, et non pas la matière en général car les matières sont plurielles et singulières tout à la fois, possèdent une « vocation formelle » c’est-à-dire une disposition propre à recevoir et concevoir telle ou telle forme plutôt qu’une autre. Mais à l’inverse de cette orientation intrinsèque à la matière, la forme modifie elle aussi la matière, voire l’altère14.
Dès lors, il opère une distinction entre les matières de la nature et les matières de l’art. Si ces deux sortes de matières sont intrinsèquement liées, c’est que l’art, par sa technique, cherche à imiter ou à artificialiser la matière dite naturelle. Dès l’instant où cette dernière est revêtue d’intentions puis de technique, elle mute et se transforme en matière de l’art.
Henri Focillon nous met toutefois en garde contre une confusion possible. Si la matière et par conséquent les formes qui lui sont liées ont une destinée, voire une vocation, il ne s’agit pas pour autant de déterminisme : d’où l’importance décisive de la technique mise en œuvre par l’artiste. La matière et la forme, dans le domaine de l’art, n’existent que par les mains et l’esprit de l’homme : c’est cette « originalité créatrice » qui permet à la vocation de la matière de se métamorphoser et de prendre forme.
À ce point de nos lectures, nous pouvons faire un bilan d’étape. Pour l’ingénieur Raymond Guidot, la matière existe, sorte d’entité réunissant les matériaux et leur matérialité, c’est-à-dire leurs propriétés physico-chimiques. Cependant, cette matière et les classifications des matériaux reposent sur des présupposés utilitaristes liés à l’industrie. Pour François Dagognet, la matière n’est qu’un préjugé. N’existent que des matériaux naturels ou artificiels dont la matérialité est constituée par leurs propriétés sensibles et/ou physico-chimiques, perçues par les sens et connues par les sciences. Grâce à Henri Focillon, qui part du couple forme/matière pour mieux en déconstruire l’opposition, nous renonçons à la notion de matière au profit des matières naturelles ou artificielles (proches des matériaux de nos deux autres penseurs) et admettons, d’un même geste, que la matérialité se dit à travers la « vocation formelle » de ces dernières. Il en ressort que la forme ne vient pas s’imprimer, du dehors, aux matières — aux matériaux — qui, en eux-mêmes l’induisent, mais que, simple vocation, elle demande encore à ce que l’intention humaine la révèle en la transformant. À la lumière de ces trois textes, il ressort une sorte de clarification quant à la position, la situation, du projet de design et de l’intention humaine qui l’anime : ni soumis ni dominant une matière qui ne relève que de l’abstraction, il a affaire à des matériaux ou des matières naturelles non pour leur imprimer une forme de l’extérieur, mais pour révéler par la transformation une « vocation formelle » inhérente à leur matérialité. Et, inversement, au cours de ce processus de transformation, il se transforme lui-même.
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Voir par exemple le Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/matériel/49842, consulté le 28 avril 2022. ↩
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DESCARTES, René, Méditations métaphysiques, II (1641) ; rééd. Paris, Flammarion, coll. GF, 1992, p. 83-84. ↩
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Sur les enjeux de cet exemple, et de celui tout aussi célèbre du morceau de sucre chez Bergson, voir les analyses que Gérard CHAZAL déploie dans le chapitre 1 « Enjeux », de Formes, figures, réalité, Seyssel, Champ Vallon, coll. Milieux, 1998. Il montre en effet comment toute une tradition philosophique s’est employée à dématérialiser le monde. Il développe aussi l’idée, tout aussi intéressante pour notre propos comme nous le verrons plus bas dans notre première partie d’anthologie, que l’étude de la notion de forme est apte à réunir arts, sciences et techniques pour mieux lutter contre l’émiettement du savoir. ↩
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École nationale supérieure de création industrielle. ↩
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GUIDOT, Raymond, Histoire du design de 1940 à nos jours, Paris, Hazan, 2004. ↩
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GUIDOT, Raymond, « La matière qu'on façonne aujourd'hui », Culture technique, n°5, 1981. ↩
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LEROI-GOURHAN, André, L’homme et la matière, [1943], Paris, Albin Michel, coll. « Sciences d’aujourd'hui », 1971. ↩
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L’anisotropie désigne la caractéristique d’un corps dont les propriétés varient en fonction de la direction : certains corps (molécules) peut peuvent par exemple changer de propriété selon leur orientation. ↩
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DAGOGNET, François, « Avant-Propos », dans DAGOGNET, François, Rematérialiser, Paris, Vrin, 1989, p. V. ↩
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Cf. https://www.cnrtl.fr/definition/matérialité, consulté le 9 décembre 2021. ↩
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Il faudrait bien évidemment actualiser ces exemples. Pour y parvenir, on peut se référer aux travaux dont Christine BROWAEYS fait état dans La matérialité à l’ère digitale. L’humain connecté à la matière, Grenoble, PUG, 2019. L’auteure retrace, grâce à de nombreux exemples, l’évolution conjointe des matériaux et du numérique dans le champ des arts et des sciences. Pour saisir la nature hybride des matériaux, voir la notion de mixte, entre nature et artifice, notamment élaborée à partir de nouveaux matériaux (composites à fibres de carbone, kevlar), cf. BENSAUDE-VINCENT, Bernadette, Éloge du mixte. Matériaux nouveaux et philosophie ancienne, Paris, Hachette, 1998. ↩
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Pour approfondir ce point, voir ROMEYER-DHERBEY, Gilbert, Les Choses mêmes. La pensée du réel chez Aristote, Lausanne, L’Age d’homme, coll. Dialectica, 1983 et notamment le chapitre intitulé « Choses et choses mêmes », § 3 et sq, p. 198-208. ↩
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FOCILLON, Henri, « Les formes dans la matière », Vie des formes, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, 2013, p. 49-53. ↩
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Pour prendre un exemple que nous empruntons à Alain, et que nous livrons ici de mémoire, le sculpteur qui tombe sur un « défaut » d’un bloc de marbre peut se désespérer ou, au contraire, modifier son projet en tirant parti de cette particularité du matériau pour donner à son lion un regard sans pareil. Pour aller plus loin : CANGUILHEM, Georges, « Réflexions sur la création artistique », Revue de métaphysique et de morale, n° 2, [1952] ; rééd. Cahiers philosophiques, Hors-série La Beauté, septembre 2008.
http://palimpsestes.fr/metaphysique/livreI/canguilhem-alain-creation.pdf, consulté le 28 avril 2022. ↩