HOCHULI, Jost, MORGAN, John, Un design de livre systématique ?, Paris, B42, traduction de la préface de John Morgan par Damien SUBOTICKI, traduction du livre de l’anglais par Jean-François ALLAIN, 2020.
En se basant sur la définition du mot « systématique » par le Schweizer Lexicon de 1993, c’est-à-dire la « Présentation ou conception globale planifiée1 », Jost Hochuli tente de déterminer au cours d’Un design de livre systématique ? s’il peut exister une Buchgestaltung2 qui puisse être fidèlement conçue selon un plan préexistant au début du travail sur un livre, car, écrit-il, « La vie n’imite pas toujours l’art3 » et de nombreux facteurs externes et internes au graphiste peuvent bouleverser ce plan préétabli.
Jost Hochuli admet, d’une part, qu’il y a un travail qui précède le « systématique » et qui consiste à noter ses premières idées, encore très vagues, et qui ici pourrait contredire sa problématique4. D’autre part, il concède que la Buchgestaltung est un travail éditorial, et que l’ouvrage sur lequel il travaille peut faire partie d’une collection ayant son identité visuelle propre. Cette charte graphique potentielle est extrinsèque au processus créatif du graphiste, en conséquence elle ne peut pas faire partie de son système5. De plus, Jost Hochuli insiste sur l’importance de l’instinct, qui l’amène à prendre des décisions spontanées, a contrario d’un plan préalablement établi qui est systématique. Selon Jost Hochuli, si l’on suit la définition stricte du mot systématique, en prenant en compte tous les paramètres précédemment édictés, il n’existe pas de Buchgestaltung systématique. Il suggère toutefois d’élargir la définition de « systématique » qu’il nous a proposée au début de l’ouvrage et d’y insérer l’intuition et l’irrationnel comme une partie inaliénable au processus. Avec ce nouveau paramètre, il peut alors exister une Buchgestaltung systématique.
Pour défendre cette thèse, Jost Hochuli commence par nous livrer deux points où le travail du graphiste n’est pas systématique ; à savoir quand il note ses premières idées ainsi que le rôle que viennent jouer les commanditaires dans le processus de la Buchgestaltung6. Il cite ensuite cinq exemples parmi les ouvrages dont il a fait le design afin de mettre en évidence les points abondants dans le sens de l’existence d’une Buchgestaltung systématique et ceux qui, au contraire l’infirment7. Ces différents exemples tirés de son expérience personnelle lui permettent d’introduire la notion d’instinct, qui est pour lui une part essentielle de la création graphique, là où on attendrait d’un graphiste expérimenté de pouvoir expliquer tous ses choix rationnellement8. En plus de l’instinct, il souligne l’importance de l’affect dans les choix qu’il peut faire. Il explique notamment comment il a choisi la police de caractère « Lexicon » pour son ouvrage Darüberschreiben dröber schriibe car il appréciait son créateur, Bram de Does9. Avec un autre exemple, le livre Stadt St. Gallen : Orsbilder und Bauten, il met en avant la grille, qui est un des premiers éléments auxquels ses pairs peuvent penser en évoquant le design systématique. Il rappelle que la grille est utile mais qu’il faut aussi savoir s’en détacher, et qu’il ne faut pas la vénérer ni l’abhorrer mais qu’il est préférable de la considérer comme un outil10. À propos de cet exemple, il réitère la place de l’instinct dans le design. En effet, il rappelle que l’ « Helvetica » est devenue la police de caractère phare du Style typographique international car l’école de Zurich puis l’école d’Ulm l’ont préférée à l’ « Univers11 ». Ironiquement, leurs propres biais les ont convaincus qu'une typographie était plus neutre qu’une autre. Ainsi, tous les exemples qu’il cite lui permettent à la fois de rappeler sa légitimité à s’exprimer sur le sujet dont il traite et de revenir sur certains moments et concepts importants dans le design graphique. On pourra reprocher à son argumentation de ne refléter que son point de vue, puisqu’il ne cite que des exemples personnels. Cependant, dans la mesure où il met en lumière l’instinct tout au cours de son ouvrage, il ne prétend sans doute pas être totalement objectif12.
Trois concepts se détachent au sein d’Un design de livre systématique. On trouve celui de « Buchgestaltung13 », traduit par « le design de livre », et qui désigne toutes les étapes de la conception du livre, des premières idées notées dans un carnet jusqu’à l’objet final. Le deuxième concept est celui de « systématique14 », qu’il juxtapose avec le troisième concept d’ « instinct15 ». « Systématique » désigne le plan du graphiste qui est préalable au début du travail sur le livre, l’ « instinct » est ce qui vient bouleverser ce plan par des décisions spontanées. Ces deux concepts ne sont pas forcément contradictoires puisqu’il les réunit dans sa conclusion en admettant que l’ « instinct » peut faire partie du système.
À travers son approche de l’instinct, des sentiments et des émotions comme faisant partie intégrante et constructive du processus de création, Jost Hochuli est en contradiction avec le rationalisme dominant, particulièrement celui des graphistes du style suisse qu’il a côtoyés, auxquels il est associé et qui prônaient une neutralité à toute épreuve. Cette approche subjective de sa pratique se rapproche du texte de René Passeron, Esthétique et Poïétique. Dans cet ouvrage, Passeron revient sur les notions d’esthétique et de poïétique, sur les reproches qui sont fait à l’esthétique et sa complémentarité avec la poïétique, que l’on trouve notamment à la naissance des sentiments qui nous poussent à créer. Comme Passeron, Jost Hochuli s’intéresse aux émotions qui nous poussent pendant la création, qu’il faudrait embrasser et reconnaître, et qui sont compatibles avec les qualités techniques du graphiste. Dans une certaine mesure, on peut également le rapprocher de Vilém Flusser et de la responsabilité du design en tant qu’il rappelle l’importance de ne pas tomber dans des rapports dogmatiques avec le design graphique, en faisant un rapprochement avec le mouvement du Style typographique international et la sensibilité à la grille.
Clara HUYNH TAN, Master 1 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.
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HOCHULI, Jost, Un design de livre systématique ?, Éditions B42, Paris, 2020, p. 31. ↩
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Note de l’auteur : Die Buchgestaltung a été traduit dans l’ouvrage par « design de livre », Buch signifie effectivement livre, mais Gestaltung peut également signifier création ou conception en plus de design. La traduction ne reflétant pas la complexité du terme allemand, ce qui est désigné comme « design de livre » dans le texte original sera ici désigné par Buchgestaltung. ↩
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HOCHULI Jost, Un design de livre systématique ?, Éditions B42, Paris, 2020, p. 32. ↩
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HOCHULI Jost, Un design de livre systématique ?, op. cit., p. 33. ↩
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Ibidem, p. 34. ↩
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Ibid., p. 33-34. ↩
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Id., p. 36. ↩
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Id., p. 38. ↩
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Id., p. 40. ↩
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Id., p. 45. ↩
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Id., p. 48. ↩
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Id., p. 32, p. 38, p. 40, p. 48, p. 58. ↩
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Id., p. 32. ↩
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Id., p. 31. ↩
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Id., p. 38. ↩