MASURE, Anthony, Design et humanités numériques, Paris, Éditions B42, Collection Esthétique des données, 2018.

Dans Design et humanités numériques, Antony Masure part d’un double constat : le terme humanité a connu plusieurs modifications de sens et le concept de sujet tend à ne plus concerner uniquement les humains mais à prendre en compte les intelligences extrahumaines tels que les programmes et les robots. C’est ainsi que la notion même d’« humanités numériques » viendrait à se vider de son sens. Dès lors, la problématique abordée dans cet ouvrage, est la suivante : étant entendu que les humanités numériques désignent la relation entre le domaine des sciences humaines et sociales et les technologies du numériques, en quoi le design a-t-il une place à prendre dans le domaine des humanités numériques et qu’est-ce que cela apporterait, au-delà de ce domaine-là, au champ du design ?

La thèse défendue est qu’il faut prendre en compte les humanités numériques dans le processus de design pour gagner un point de vue critique, comprendre que le design ne devrait plus être centré sur l’utilisateur (au risque de formater ce dernier). .

Pour asseoir cette thèse, Anthony Masure commence dans un premier temps par définir ce que sont les humanités numériques et ce que le design peut leur apporter1. Tout au long du livre, il questionne la recherche en design, ce que c’est, et comment l’aborder de sorte qu’elle n’ait pas de modèle prédéfini2, ne se contente pas d’obéir à des protocoles préétablis. À partir de cela, il interroge le domaine du design, notamment sur les notions de créativité et d’innovation3. En s’intéressant ensuite à l’expérience que produit le design sur la société et/ou sur l’humain, aux sensations ou bien encore aux émotions qu’il suscite, l’auteur a pour objectif de se démarquer de l’expérience centrée sur l’utilisateur car, selon lui, cette attention réduit en réalité les possibles, formate les usages : il s’agit donc plutôt d’aller vers du design acentré4. En effet, l’auteur utilise les termes de dispositifs et appareils5 employés par Michel Foucault, Gilles Deleuze et Giorgio Agamben pour montrer que produire des objets pour un certain usage les transforment en dispositifs de contrôle. Ce point conduit aux différents questionnements sur l’usage, sur la nécessité pour le design de concevoir des choses utiles, sur la nécessité de concevoir quelque chose pour quelqu’un, sur ce que serait ce quelque chose de conçu sans destination. Enfin, l’auteur s’attache à la notion de sujet qui ne désigne plus uniquement l’humain mais les intelligences extrahumaines, les humains-machines comme les programmes et les robots qui pourraient avoir une forme raison, une subjectivité ou encore une conscience6.

Il y a plusieurs concepts clés employés par l’auteur dans Design et humanités numériques, notamment les « humanités numériques » qui, notion centrale du livre, désigne » la relation entre le domaine des sciences humaines et sociales et les technologies du numériques et l’étude de l’impact du numérique sur les sciences humaines et sociales. Un autre élément majeur de l’ouvrage tient au concept de « design acentré » dont l’auteur propose un manifeste, en indiquant que ce design ne serait plus centré sur l’utilisateur afin d’éviter à ce dernier tout risque de formatage. L’idée est en effet de ne pas donner dès le départ une place prépondérante à l’usage et l’utilité que pourrait avoir une personne dans le processus de conception.

Antony Masure utilise aussi des notions d’autres auteurs tels que les concepts de « dispositif » et « d’appareil ». Présents chez Michel Foucault et Giorgio Agamben, il s’agit de montrer comment des appareils techniques ou spatiaux peuvent se révéler être des dispositifs de contrôle. Il va également employer les notions de « raison graphique », « raison computationnelle », « subjectivités computationnelles » et « consciences appareillées » qui sont toutes pour caractéristiques d’être liées au numérique et aux humains : on donne des caractéristiques humaines (la raison, la subjectivité et la conscience) à des termes utilisés dans le numérique (graphique, computationnelle, appareillées). La raison graphique est une notion employée par l’anthropologue Jack Goody qui renvoie à la rationalité humaine qui utilise des supports graphiques pour la production et la transmission de connaissance. La raison computationnelle découle de la raison graphique, en effet le philosophe Bruno Bachimont précise et complète les propos de Jack Goody. Il tente de déterminer grâce aux travaux de Goody une rationalité propre au support numérique pour la conception et la transmission des connaissances.

Les liens que nous pouvons établir avec le champ du design sont évidents : ils tiennent tout d’abord la relation entre le design et les humanités numériques, notamment sur le plan de l’importance que peut avoir le design dans ce domaine.

De plus, il est intéressant de noter que, Dans Design et humanités numériques, Antony Masure n’envisage pas le design comme une discipline de projet, ne le définit pas par comme un processus de conception. Le design ici est envisagé plutôt comme un processus de recherche et de développement. Enfin, l’auteur aborde le design comme un design qu’il définit comme acentré c’est-à-dire un design qui n’est plus orienté vers l’utilisateur. Cette approche du design acentré ne s’oppose-t-elle pas ainsi au design thinking qui développe, quant à lui, une approche centrée sur l’humain et se donne pour but de produire des services dans le champ social ? Il faudrait poursuivre la réflexion en ce sens.

Éléna LUZIO, Master 1 « Design, Arts et Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.


  1. Anthony, MASURE, Design et humanités numériques, Paris, Éditions B42, Collection Esthétique des données, 2018, p. 11-40. 

  2. Anthony, MASURE, Design et humanités numériques, op. cit., p. 41-56. 

  3. Ibidem, p. 57-72. 

  4. Ibid., p. 73-90. 

  5. Id., p. 91-108. 

  6. Id., p. 109-146.