PRECIADO, Beatriz, Pornotopía. Arquitectura y sexualidad en « Playboy » durante la guerra fría, Barcelone, Anagrama S.A, Argumentos, 2010 ; rééd. Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia, Paris, Flammarion, coll. Climats, traduit par Serge MESTRE et Beatriz PRECIADO, 2011.
Dans Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia, Beatriz Preciado (aujourd’hui Paul B. Preciado) cherche à analyser le rôle du design et de l’architecture dans la construction de l’empire Playboy. En analysant les liens étroits entre architecture, design, sexualité et technologie, l’auteur s’attache à décrire les effets concrets du mobilier sur le mode de vie du nouveau célibataire moderne. Il questionne la corrélation entre promotion d’un nouveau mode de vie et introduction d’objets design dans le nouvel intérieur domestique de l’individu.
La thèse défendue par Paul B. Preciado est que la formation de la figure du nouveau célibataire urbain (masculin) a été rendue possible grâce au design et à la disposition de son appartement. Afin de redéfinir la masculinité, Playboy s’est appuyé sur l’habitat et le design qui ont ici joué un rôle performatif dans la diffusion d’un nouveau mode de vie post domestique (multiplication des partenaires sexuels, annulation de la distance entre public et privé, travail et loisir) et dans la médiatisation de la sphère intime.
Pour asseoir cette thèse, Preciado commence par expliquer les intentions du magazine Playboy : construire à travers un nouvel homme d’intérieur une identité masculine nouvelle — le jeune célibataire urbain au foyer— et abolir la frontière entre espace public et espace privé1. Dans un second temps l’auteur explique ce que l’on trouve dans la cellule domestique créée par Playboy : des dispositifs giratoires destinés à mettre en avant le caractère flexible, circulaire et réversible des normes de genres, sexuelles, raciales et politiques qui dominent la société américaine d’après-guerre. La technologie et le design moderne sont ici considérés comme les compléments naturels de l’homme moderne, ils lui permettent de mieux parvenir à ses fins, c’est-à-dire devenir un séducteur en série2. L’auteur détaille ensuite les objets design présents dans cet espace, dont le « lit rotatif » qui rend possible le nomadisme médiatique : tout se passe depuis ce lit, travail, rencontres, sommeil, télévision, le lit devient un habitat total3. Finalement, l’auteur explique comment l’empire a évolué par la suite, la « pornotopie » existe désormais avant tout en ligne4.
Plusieurs concepts clés figurent dans l’ouvrage. Premièrement l’auteur qualifie l’époque dans laquelle nous vivons depuis la seconde guerre mondiale de « pharmaco-pornographique ». Il s’agit là d’un capitalisme moderne reposant sur une interpénétration de l’industrie pharmaceutique et de l’industrie pornographique, conduisant à un nouveau régime de contrôle du corps. Pour décrire les valeurs de Playboy incorporées dans l’architecture et le design, l’auteur utilise le terme « antidomesticité féminine » indiquant que la disposition même de l’appartement est conçue pour être un rempart contre la menace matrimoniale. Pour décrire le type d’espace promu par le magazine, l’auteur parle d’un « espace domoprofessionnel », c’est-à-dire d’un espace où travail et loisir ne sont plus séparés mais cohabitent et où le travail peut être transformé en loisir. Enfin, le concept clé du livre est celui de « pornotopie », un espace-temps abstrait dans lequel l’architecture et le design théâtralisent l’hétérosexualité.
Cette étude de la place du design dans le développement de l’entreprise Playboy révèle que ce champ peut servir des fins qui s’éloignent de l’éthique. De ce fait, cette dernirèe s’inscrit dans une tradition critique du design. Si nous reprenons le point n°10 de la « Charte de l’esthétique industrielle » publiée en 1952 à l’initiative de Jacques Viénot, il était déjà fait mention de la question éthique et morale : selon ce texte le design doit servir l’humanité et il faut encadrer d’un point de vue éthique la production. Cette idée sera reprise par Victor Papanek plus tard, quand celui-ci pose la question de la finalité éthique et morale du métier. En effet le design tel qu’il est utilisé par Playboy semble être à l’opposé de ce que souhaite Victor Papanek : pour ce dernier le travail du designer doit être engagé moralement, « le design doit devenir un outil novateur, hautement créateur et pluridisciplinaire, adapté aux vrais besoins des hommes5 ». Or ici il semble que Hugh Hefner, le fondateur du magazine Playboy, fut peu soucieux de l’aspect moral ou éthique de ce qu’il considérait comme étant les vrais besoins des hommes. De plus, le livre Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia illustre bien les effets concrets sur les modes de vie à long terme que certains projets design peuvent entraîner. Si l’intégralité du design de l’appartement Playboy n’a pas perduré dans le temps, il a quand même contribué à initier un certain mode de vie qui s’est quelque peu banalisé aujourd’hui (ce qu’on appelle désormais la monogamie en série). En 1973, dans La force du quotidien, Vilém Flusser précisait quant à lui que l’objet est quelque chose qui fait le lien entre les êtres humains, l’objet est plus qu’un objet, c’est une relation, c’est-à-dire qu’il implique un rapport au monde et un rapport aux autres, il fait la médiation entre moi et autrui. Ici, précisément, à travers l’étude du lit rotatif nous observons que Hugh Hefner, qui en fait l’usage quotidiennement, se transforme lui-même — pour le meilleur et pour le pire — à travers l’objet design qu’il a conçu. Enfin, ce livre met également en lumière ce que Stéphane Vial nomme « effet de design », c’est-à-dire que le design est avant tout un effet qui advient dans un espace, un produit ou un service, le design est performatif, il provoque « une expérience à vivre6 ». Selon lui, un de ces effets est l’effet socioplastique, c’est-à-dire un effet de réforme sociale.
Sasha BOURDON, Master 1 « Esthétique » Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.
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PRECIADO, Beatriz, Pornotopie. Playboy est l’invention de la sexualité multimédia, Paris, Flammarion, coll. Climats, 2011, p. 11-83. ↩
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PRECIADO, Beatriz, Pornotopie. Playboy est l’invention de la sexualité multimédia, op. cit., p. 85-142. ↩
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Ibidem., p. 143-170. ↩
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Ibid., p. 171-208. ↩
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PAPANEK, Victor, « Préface », dans PAPANEK, Victor Design pour un monde réel, Paris, Mercure de France, 1974,. p. 24. ↩
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VIAL, Stéphane, Court traité du design, Paris, Puf, 2014, p. 35. ↩