1. Définition
Dans La Beauté des objets du quotidien, Soetsu Yanagi expose le concept de « beauté ordinaire ». D’après le Larousse, le terme « beauté » désigne « la qualité de quelque chose qui est beau, conforme à un idéal esthétique1 » tandis que le terme « ordinaire » renvoie à « quelque chose qui ne dépasse pas le niveau commun ; banal, quelconque, médiocre2. » La définition d’ « ordinaire » est particulièrement problématique au regard de l’oeuvre de Soetsu Yanagi, puisque l’ordinaire est pour lui synonyme de beauté — donc conforme à la définition de son idéal — et justement pas de médiocrité. L’auteur décrit notamment l’ordinaire comme étant davantage significatif que l’extraordinaire, ce que met en lumière la citation suivante :
« L’art populaire ne devrait pas être le résultat d’un sens de l’extraordinaire; il doit être quelque chose d’ordinaire, né de l’ordinaire. Il y a des situations où le banal et ordinaire est bien plus significatif que l’extraordinaire. »
Soetsu, YANAGI, The Beauty of Everyday Things, London, Penguin Books, 2019, p. 21.
2. Du japonais au français
Dès les années 1920, Soetsu Yanagi expose le concept de « beauté ordinaire », situé au cœur de sa philosophie. Le concept est d’ailleurs l’un des principes majeurs du mouvement des Arts Populaires3, ou « mingei4 », qu’il fonde en 1925 avec deux céramistes, Kawai Kanjiro et Hamada Shoji. Le terme apparaît dès le premier chapitre de Qu’est-ce que l’Art Populaire5? dans le contexte d’une définition esthétique du mouvement.
Si Soetsu Yanagi est souvent connu pour la formule « yo no bi », c’est-à-dire « beauté de l’usage6 », une autre expression apparaît en 1926, celle de « zakki no bi », soit « beauté des objets courants7 » qui donne d’ailleurs son nom à l’ouvrage. Néanmoins, l’un des textes originaux, « À propos des Arts Populaires8 » met en lumière quelques nuances dans le concept. Soetsu Yanagi mentionne l’expression « taira no bi » qui, en langue japonaise, s’écrit avec les caractères suivants : « 平の美 ». Si la beauté est désignée par le caractère « 美 » lu « bi », il est intéressant de s’arrêter sur le caractère « 平 » lu « taira » qui peut non seulement désigner l’ordinaire mais aussi « la simplicité, l'équanimité, la paix et la tranquillité ».
Au regard des traductions entre le japonais, le français mais également l’anglais, le concept présente différentes nuances, propres à la complexité de la langue d’origine, nuances qui sont néanmoins écartées après traduction et qui, on s’en doute, font perdre de la richesse au terme japonais. Une difficulté supplémentaire est également à considérer dans la mesure où les dates d’écriture ne sont pas toutes connues, ce qui pose pour situer le contexte exact dans lequel la pensée a été développée.
3. Explication du concept
Le concept, tel qu’il est développé par Soetsu Yanagi, peut être résumé. Il désigne l’essence-même de la beauté qui se trouve dans les objets ordinaires — décrit, selon le terme zakki, comme des objets fonctionnels, constants, communs, abordables et remplaçables. C’est parce qu’ils sont intégrés pleinement au quotidien, que ces objets sont significatifs et qu’ils sont dignes d’être reconnus comme beaux. D’après l’auteur, l’industrialisation massive des biens d’usage a mené à un déclin de l’appréciation esthétique9. Reconnaître la valeur esthétique des objets ordinaires est le moyen de réhabiliter la beauté dans le quotidien tel que l'auteur le souligne dans le passage suivant :
« Il n’y a pas d’opportunité plus grande pour apprécier la beauté qu’à travers leur usage dans nos vies quotidiennes, pas de d’opportunité plus grande pour entrer en contact avec le beau. »
Soetsu, YANAGI, The Beauty of Everyday Things, London, Penguin Books, 2019, p. 11.
De quelle manière se manifeste la beauté dans les objets du quotidien ? À travers l’analyse d’objets issus de l’artisanat japonais, Soetsu Yanagi élabore les critères de son idéal esthétique. Sont mentionnés la sélection des matériaux, l’emploi de méthodes de production appropriées à l’objet et l’attention au détail. Ces éléments sont une condition pour qu’un objet du quotidien s’inscrive dans la notion de beauté telle qu’elle est exposée à travers l’esthétique mingei10. Au-delà de l’aspect fonctionnel, bien qu’essentiel, Yanagi Soetsu insiste particulièrement sur une démarche de production basée l’honnêteté et la sincérité afin d’appartenir au champ du beau11. La citation suivante insiste notamment sur le critère qui différencie les objets, dignes de beauté, de ceux qui ne le sont pas, définie par le rapport avec le but pratique :
« Si nous définissions seulement mingei comme des objets pratiques utilisés par les gens ordinaires, toutes sortes de choses bas-de-gamme exposées en magasin correspondraient au critère. Parmi les objets mingei, nous voulions uniquement inclure ceux dotés de certaines caractéristiques spécifiques. Un trait essentiel devrait être que les objets remplissent sincèrement le but pratique pour lequel ils ont été créés. »
Soetsu, YANAGI, The Beauty of Everyday Things, London, Penguin Books, 2019, p. 4.
4. Problématisation
À travers sa prise de position, Soetsu Yanagi vise à réhabiliter la beauté des objets du quotidien et, plus largement, de l’artisanat. Le quotidien est le contexte idéal pour apprécier la beauté, le quotidien et la beauté apparaissent indissociables. C’est parce que ces objets sont récurrents dans nos environnements et que leur nécessité se manifeste dans la vie de tous les jours, qu’il est possible d’en apprécier les qualités esthétiques12. La citation suivante met en avant ce lien intrinsèque entre la vie et la beauté :
« Si la vie et la beauté sont considérées comme appartenant à des domaines différents, nos sensibilités esthétiques vont progressivement déclinées. Pour que la beauté puisse prospérer dans ce monde et que nous gagnions une compréhension plus profonde de la beauté, il est nécessaire que l’utilitaire soit aussi le beau. »
Soetsu, YANAGI, The Beauty of Everyday Things, London, Penguin Books, 2019, p. 10.
Cette citation met bien évidemment en lumière la similarité de la pensée de Soetsu Yanagi avec celle de Paul Souriau sur l’aspect indissociable de l’utile et du beau13. Ce dernier laisse à penser que la beauté d'un objet découle de sa forme, elle-même déterminée par sa fonction — d’après Soetsu Yanagi, la beauté d'un objet vient de son adéquation avec le but pratique pour lequel il a été créé. « La charte de l’Esthétique Industrielle14 » de Jacques Viénot présente également des similarités avec La beauté du Objets du Quotidien. Parmi elles, l’approche de la conception avec honnêteté et sincérité évoquée par la loi de probité — notamment le choix de matériaux de qualité — ainsi que l’adéquation entre la forme et la forme avancée par la loi de l’aptitude à l’emploi et de la valeur fonctionnelle, qualités que Yanagi Soetsu attribuent à un objet mingei.
Néanmoins, La Beauté des Objets du Quotidien révèle un paradoxe majeur dans la pensée de Soetsu Yanagi. Le quotidien est le contexte idéal pour apprécier la beauté des choses ordinaires, ce qui implique que cette appréciation est accessible. Mais loin d’une idée d’une appréciation de la beauté qui serait innée et à la portée de chacun, l’appréciation de la beauté n’apparaît pas se faire sans une connaissance préalable, idée développée dans le chapitre très justement appelé « Voir et savoir15 » dont est tirée la citation suivante et qui souligne la nécessité du savoir dans l'appréciation de la beauté :
« En regardant quelque chose de beau, notre expérience est-elle complète sans connaissance de l’objet de beauté ? Sans un modicum de savoir, pouvons-nous réellement dire que l’on “voit” au sens le plus complet du terme ? […] manquer de l’habilité de voir signifie manquer du fondement primaire pour l’appréciation de l’art. »
Soetsu, YANAGI, The Beauty of Everyday Things, London, Penguin Books, 2019, p. 270.
Alors même que Soetsu Yanagi critique la hiérarchie entre les beaux-arts et les objets ordinaires, il est possible de se demander si Soetsu Yanagi ne reproduit pas une hiérarchie entre, d'une part, les objets — ceux qui sont dignes d’être appréciés comme beaux et ceux qui ne le sont pas — et, d'autre part, les personnes en mesure de reconnaître cette même-beauté — celles qui ont la connaissance préalable et celles qui ne l'ont pas.
Figure 1. Les principes de la beauté ordinaire, Marie Grolier
Marie GROLIER, Master 1, « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023
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Beauté, dans Le Larousse, cf. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/beauté/8533 (consulté le 17 novembre 2022) ↩
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Ordinaire, dans Le Larousse, cf. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ordinaire/56350 (consulté le 17 novembre 2022) ↩
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MARQUET, Christophe, « Yanagi Soetsu et l’invention des “arts populaires”: remise en perspective », Cipango. Cahiers d’Études Japonaises, n°16, 2009, Paris, INALCO, p. 3. ↩
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VIATTE, Germain (dir.), L’esprit mingei au Japon, Arles, Actes Sud/Musée du quai Branly, 2008. Catalogue de l’exposition « L’esprit mingei au Japon, de l’artisanat populaire au design », présentée dans la galerie du jardin du Musée du quai Branly du 30 septembre 2008 au 11 janvier 2009. ↩
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YANAGI, Soetsu, The Beauty of Everyday Things, London, éd. Penguin Books, collection Penguin Modern Classics, traduit par Michael Brase, 2019, p. 1. ↩
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MARQUET, Christophe, op. cit., p. 3. ↩
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« 雑器の美 » (zakki no bi) cf. https://www.aozora.gr.jp/cards/001520/files/52188_46236.html (consulté le 17 novembre 2022) ↩
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« 改めて民藝について» (aratamete min gei ni tsuite) cf. https://www.aozora.gr.jp/cards/001520/files/56522_53053.html (consulté le 17 novembre 2022) ↩
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YANAGI, Soetsu, op. cit., p. 5. ↩
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Ibidem, p. 4. ↩
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Ibid., p. 4. ↩
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YANAGI, Soetsu, op. cit., p. 10. ↩
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SOURIAU, Paul, La Beauté Rationnelle, Paris, éd. Félix Alcan, 1904. ↩
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VIÉNOT, Jacques, « La Charte de l’Esthétique Industrielle », Esthétique Industrielle, 1952. ↩
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YANAGI, Soetsu, op. cit., p. 267. ↩