1. Définitions
Le concept de « Typographie Invisible » ne possède pas de définition dans les dictionnaires usuels. On peut néanmoins trouver les deux termes qui le composent :
Définition de « Typographie » :
« A – IMPRIMERIE
Procédé d’imprimerie dans lequel l’impression est réalisée par des caractères en relief assemblés et mis en page.
B – Par métonymie
1. Composition typographique.
2. Manière dont est composé un texte (qualité des caractères, de la mise en page).
3. Atelier où les typographes font la composition et la mise en page. »
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, [en ligne], URL : https://www.cnrtl.fr/definition/typographie, consulté le 15/04/2021.
Définition de « Invisible » :
« A – Qui par essence n’est pas visible.
Par extension : Qui ne correspond pas à une réalité sensible ; qui est du domaine du surnaturel ou de l’imaginaire.
B –
1. Qui n’est pas visible à l’œil nu ; qui n’apparaît pas à la vue en raison de sa petitesse, de son éloignement ou pour une autre cause.
2. Qui n’est pas manifeste, qui échappe à la connaissance.
C – Qui se dérobe aux regards et refuse de se manifester. »
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, [en ligne], URL : https://www.cnrtl.fr/definition/invisible, consulté le 15/09/2021.
Seules des occurrences dans les ouvrages spécialisés en typographie et en design graphique nous permettent de saisir la définition de ce concept :
« Une [des idées de Beatrice Warde] était de comparer la typographie à des fenêtres. Voulons-nous voir la fenêtre ou le paysage en arrière-plan ? Selon elle, tout comme une fenêtre ouverte permet d’avoir une belle vue, une page dépouillée et harmonieuse servira pour le mieux le contenu d’un texte. Si la fenêtre est un vitrail coloré qui représente une scène, c’est la représentation que nous regarderons et nous aurons du mal à voir le paysage qui se trouve derrière elle. Les typographes ne doivent pas s’immiscer entre l’auteur et le lecteur par un design surprenant et perturbateur, ils doivent rester à l’arrière-plan. Selon cette conception des choses, les lettres ne deviennent invisibles qu’à partir du moment où elles sont aussi ordinaires que possible, tout comme la composition typographique générale. Bien entendu, la typographie n’est pas invisible au sens littéral. Il arrive même qu’elle soit très visible. »
Unger, GERARD, Pendant la lecture, [1995], Paris, Éditions B42, 2015, p. 50-51.
2. De l’anglais au français
La typographie invisible est un concept de Beatrice Warde, ambassadrice de la fonderie anglaise Monotype. Elle défend en 1930 cette idée d’une typographie qui optimise le confort de lecture et n’attire pas l’attention du lecteur, à l’occasion d’une conférence intitulée “The Crystal Goblet, or Why Printing Should Be Invisible” dont est extraite l’occurrence suivante :
“If books are printed in order to be read, we must distinguish readability from what the optician would call legibility. A page set in 14-pt. Bold Sans is, according to the laboratory tests, more ʻlegibleʼ than one set in 11-pt. Baskerville. A public speaker is more ʻaudibleʼ in that sense when he bellows. But a good speaking voice is one which is inaudible as a voice. It is the transparent goblet again! I need not warn you that if you begin listening to the inflections and speaking rhythms of a voice from a platform, you are falling asleep. When you listen to a song in a language you do not understand, part of your mind actually does fall asleep, leaving your quite separate aesthetic sensibilities to enjoy themselves unimpeded by your reasoning faculties. The fine arts do that; but that is not the purpose of printing. Type well used is invisible as type, just as the perfect talking voice is the unnoticed vehicle for the transmission of words, ideas1.”
WARDE, Beatrice, “The Crystal Goblet, or Why Printing Should Be Invisible”, The Crystal Goblet. Sixteen essays on Typography, Londres, The Sylvan Press, 1954, p. 13.
3. Explication du concept
Nous l’avons vu avec Gerard Unger, la typographie ne peut pas être littéralement invisible. C’est même parce qu’elle est visible qu’un texte peut être donné à lire. Ainsi, le concept de la typographie invisible relève plutôt de la transparence, d’où la métaphore de la fenêtre. Il s’agirait de lire à travers une composition typographique, afin que l’attention du lecteur soit davantage orientée vers le sens du texte que retenue par une typographie particulièrement digne d’attention. Ce concept suggère donc que la lisibilité d’un texte devrait être le principe directeur de sa conception graphique et typographique. Mais il convient de rappeler la distinction entre les deux sens du terme « lisible », traduits en anglais respectivement par “legible” et “readable”. D’après le sens optique du terme, « lisible » signifie qu’il est possible de lire. Mais le second sens relève plutôt du confort de lecture, d’un moindre effort nécessaire pour lire. C’est dans ce second sens que réside l’enjeu de la typographie invisible : il s’agit de favoriser une lecture aisée pour le lecteur, en veillant à ce que la composition typographique ne s’interpose pas. La typographie invisible ne doit pas détourner l’attention du lecteur et satisfaire, voire optimiser, la fonction de communication d’un texte.
4. Problématisation
La typographie invisible est un concept moderniste, en tant que les choix esthétiques effectués doivent répondre à la stricte exigence de la fonctionnalité. Beatrice Warde l’expose clairement : « L’homme qui a fait le choix du verre plutôt que celui de la céramique ou de l’acier pour contenir son vin est, à mon sens, un “moderniste”. C'est-à-dire que la première question que cet objet particulier lui a inspirée n’a pas été “À quoi devrait-il ressembler ?” mais “Quelle est sa destination ?” ; de ce point de vue, toute bonne typographie est, par essence, moderniste2. » D’une part, la comparaison avec le verre de vin indique un positionnement quant à l’esthétique : une typographie (à l’échelle du dessin des caractères ou à celle de la composition de la page) se devrait d’être dépouillée pour accomplir sa fonction de communication. D’autre part, c’est un jugement de valeur qui est ici clairement émis : en filant la métaphore, Beatrice Warde associe le moderniste au « connaisseur », au sens d’un amateur éclairé. Sous-entend-t-elle que tout designer graphique qui ne serait pas moderniste n’aurait pas la légitimité de pratiquer cette discipline ? C’est ici la responsabilité du designer graphique qui est rendue saillante : ce sont les choix qu’il va effectuer qui vont favoriser ou non la fluidité de la lecture. Mais, si la typographie doit être transparente ou invisible, n’est-ce pas le travail du designer graphique lui-même qui est invisibilisé ?
Margaux MOUSSINET, doctorante en Arts et Sciences de l’art, spécialité design, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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Ce passage a été traduit comme suit : « Si un livre est imprimé dans le but d’être lu, nous devons en premier lieu distinguer le “confort de lecture” de ce qu’un opticien appellerait la “lisibilité”. Une page composée dans une antique grasse corps 14 est, si l’on en croit les tests effectués en laboratoire, plus “lisible” que la même page en Baskerville corps 11. En ce sens, un orateur est plus “audible” lorsqu’il beugle – alors même qu’une voix n’est jamais aussi persuasive que lorsqu’elle sait se faire oublier. Et nous voici revenus au verre de cristal ! Je n’ai pas besoin de vous prévenir que, si vous commencez à prêter trop d’attention aux inflexions et au rythme des phrases d’un conférencier, vous vous endormirez. D’ailleurs, quand vous écoutez une chanson dans une langue qui n’est pas la vôtre, une partie de votre esprit s’endort effectivement – laissant ainsi libre cours à l’expression de votre sensibilité esthétique, désormais affranchie de la domination de vos facultés de raisonnement. C’est là ce qu’accomplit l’art ; mais ce n’est pas l’objet de l’imprimé. Un caractère typographique, lorsqu’il est bien employé, est invisible en tant que caractère typographique, tout comme l’orateur le plus accompli sait faire de sa voix le véhicule transparent des mots et des idées. »
WARDE, Beatrice, « Le verre de cristal ou la typographie invisible », [1930], dans ARMSTRONG, Helen, Le graphisme en textes. Lectures indispensables, Paris, Pyramyd, 2011, p. 40-41. ↩ -
WARDE, Beatrice, « Le verre de cristal ou la typographie invisible », [1930], dans Armstrong, Helen, Le graphisme en textes. Lectures indispensables, op. cit., p. 40. ↩