Philippe Starck se sur-expose au Centre Pompidou

La première rétrospective du plus célèbre designer français est un autoportrait éclaté, où l'image et le discours racontent les objets, les meubles et les architectures intérieures d'un créateur qui rêve de libérer l'homme de la matière.


Dernière création en date du designer français mondialement connu et mondialement actif, l'exposition de et sur Philippe Starck qui ouvre au Centre Pompidou, est d'abord un pari de mise en scène. Elle a l'ambition de dévoiler une œuvre matérielle et spatiale, sans céder à la présentation concrète des objets. Ombre et lumière, mystère manigancé et entreprise de mise à nu, le Grand Starck Circus, conduit et encadré par Marie-Laure Jousset, conservateur en chef au Musée national d'art moderne, dans le rôle de la dompteuse de gentils fauves, est la première rétrospective de l'ancien enfant terrible des années 1980 et l'événement de ce printemps précoce.

« J'avais toujours refusé, affirme Philippe Starck, 54 ans, mais je préfère tout de même la faire de mon vivant que de mon mort. » Le ton est donné : autoportrait et autocritique, cosmographie d'une œuvre protéiforme où les objets, même quand ils prennent la dimension d'une architecture, se veulent la mise en forme d'une idée, d'un message. Tout se tient, et « le plus important est ce qu'on ne voit pas », affirme l'auteur dont le rêve est d'être reconnu non comme designer — une fonction qu'il prétend ignorer — mais comme « citoyen ».

Un rideau, des stèles parlantes, des créations qui défilent sur autant d'écrans, un propos ; et, en cadeau, la musique créée pour lui par Laurie Anderson. Majestueux et ironique, le dispositif est fait pour provoquer, évidemment, mais en même temps lever une ambiguïté : comment reprocher une quelconque complaisance à quelqu'un qui affiche son autodérision ? Le tour est joué, bien joué.

Le rideau, d'abord. Velours bronze, une ellipse enveloppe l'espace de la présentation, laissée dans la pénombre. « Un rideau, c'est une cloison mouvante, qui invite à voir ce qui se passe au-delà. Une paroi de verre, c'est le contraire, c'est la glaciation des rapports. » Le rideau, le voilage de Nylon translucide, les plissés des lampes, ont pris beaucoup de place dans les créations de Starck, comme dans son agence parisienne où de grandes tentures blanches séparent souplement les espaces de travail. Un rideau de scène, donc, comme invitation à aller au-delà des apparences.

Les stèles, ensuite. « Celui qui s'offre le ridicule de se mettre sur une stèle accepte l'idée d'en être déboulonné. C'est à la fois une sous-exposition et une surexposition. J'assume tous les risques ». La clownerie affichée s'appuie ici sur un dispositif sophistiqué : le visage du créateur est projeté sur une sculpture, ses yeux roulent sous le sourcil en bataille, la bouche énonce, commente les images. Une plaisanterie, mais ultra-sérieuse. Le même visage, de stèle en stèle (dommage), ne se déride jamais. Le Dr Starck vous parle, à vous en particulier. Il avoue, et il vous embobine.

Il y a onze stèles. Chacune accompagne un montage où défilent chaises, bouilloires, restaurants, presse-citron, palaces américains, lampes, produits bio, postes de radio, montres, bateaux, fauteuils, brosses à dents, lits, enfants, amis, partenaires, dans une farandole ponctuée des noms de baptême toujours rigolos (Miss Sissi, Dr Sonderbar, Jim Nature, Archimoon, Easylight, Louis XX, Nani Nani, Oao, La Marie, Fossil) qui les accompagnent dans l'existence.

Le visiteur attentif et patient, à qui l'on conseille de se munir d'une canne-siège, pourrait, s'il reste assez longtemps le nez en l'air, découvrir ainsi plus de 180 créations, enchaînées du coq à l'âne, du tabouret à moins de 10 dollars à la salle à manger d'un palace de Hongkong, des lunettes à monture articulée à la passoire en acier, d'une grande maison de bois dans les bois à des sofas en plastique moulé, des biberons et des porte-bébés à des boutiques de mode, d'une eau minérale à un cendrier, du lounge de l'Eurostar à Paris au premier hôtel relooké à New York, le Royalton, en passant par le bureau créé pour les appartements de l'Élysée...

Vingt-cinq ans de gamberge et d'inventions pour un boulimique d'invention qui voulait, à vingt ans, créer des « meubles qui ne ressembleraient pas à des meubles». Et qui l'a fait, naviguant à travers la bible des styles, des archétypes, des époques prises à revers. Jusqu'à susciter, en polycarbonate mieux que transparent, le fantôme de la chaise, l'idée même de la chaise. Comme il avait, au début des années 1980, désossé le fauteuil club en cuir pour en montrer le squelette.

Le propos zigzague à vif : Starck raconte. Des histoires, des rencontres, des intentions, des anecdotes significatives, les liens qui l'unissent à tel ou tel, ses enfants, ses amis, les affinités qui le conduisent à s'engager avec tel ou tel industriel, les réticences aussi que lui inspirent les techniciens de certaines grandes entreprises, lourdes de leurs certitudes d'ingénieurs, et qu'il a eu à affronter. Il revient sur ses débuts, sur les sources familiales de son délire créatif, le rôle de cette mère qui lui prédisait un grand avenir. C'est une auto-analyse dans la foulée de celle que le designer préféré des médias mène depuis plus de plus de vingt ans dans la presse : « Je n'ai pas entrepris de psychanalyse, affirme-t-il, les interviews avec les journalistes m'en tiennent lieu. »

Le discours est riche, amusant, ponctué de rengaines chantées (Maaahaa Vie... ; Des p'tits trucs, des p'tits trucs, sur l'air du Poinçonneur des Lilas). On le retrouve, imprimé en petits caractères et sans alinéas, dans un mini-livre rose et précieux, missel pseudo-libertin, qui tient lieu de catalogue. Pas d'images, le contraire d'un bouquin de design.

Quel est, officiellement, le message : réveillez-vous, levez-vous, vous êtes tous des créateurs... Une logique apparaît en filigrane : au travers des objets usuels, libérer du rêve, de l'échange affectif ; au travers des lieux d'exception, les hôtels, les restaurants, donner l'occasion à l'imagination de voyager, de vivre autrement ; pour le créateur lui-même, tendre à la disparition. Rendre un service en se libérant de la forme, du coût, de la matière.

« J’ai enlevé trois zéros au design, ce faisant je l'ai tué », affirme volontiers Starck. Il démontre à grands traits comment d'un fauteuil en plastique moulé et métal à quelques centaines d'euros, en passant par une chaise légère (La Marie), il atteint avec un tabouret un prix de vente inférieur à 10 dollars (dans la collection de 51 objets usuels mise au point pour la chaîne de distribution Target, après l'expérience abrégée du catalogue Good Goods de La Redoute). Le rêve d'être présent partout, sans distinction de classe et de pseudo-élite culturelle, le projet de sortir des clans qui se sont appropriés le goût du design comme signe d'appartenance, prend tous les accents d'une sincérité obsessionnelle.

« Le XXe siècle a été celui du triomphe de la technologie, le XXIe doit retrouver l’humain ». Pétri de science et nourri de fiction, le designer-citoyen se vit comme annonciateur d'un temps nouveau où, pour réchauffer l'autre, on n'aurait pas à lui inventer un manteau, mais simplement à le prendre dans ses bras. S'il crée une montre, c'est avec le secret espoir de réaliser le fantasme d'une incrustation sous la peau d'un objet bionique qui en tiendrait lieu.

Ce créateur prolifique qui « refuse 95 % des propositions » car elles ont le plus souvent pour seul but d'ajouter un nom « qui permet d'augmenter le prix de vente », sait depuis longtemps qu'il peut plaire. Être une star (Starck System, Superstarck, son nom se prête aisément à ces jeux de mots d'ailleurs parfaitement exacts) ne lui suffit pas. Il veut servir. Faire du beau ne le satisfait pas, il veut faire du bon, faire le bien.


Dans l'exposition et autour

Choix d'œuvres :

1969. Francesca Spanish, fauteuil pliant (prototype).

1977. Dr Bloodmoney, siège déhoussable.

1978. Les Bains Douches, boîte de nuit, Paris.

1981. Richard III et Président M. pour l'appartement de l'Élysée, réalisé en 1983.

1984. Café Costes (démoli).

1985. Cendrier Ray Hollis (Trois Suisses).

1988. Hôtel Royalton, New York.

1989. Immeuble Nani Nani, Tokyo.

1992. Fauteuil Lord Yo. Immeuble Le Baron vert, à Osaka. Flamme olympique.

1993-1996. Postes de radio et de télévision pour Thomson.

1997. Hôtel Mondrian à Los Angeles. Eau Saint-Georges.

1998. Chaise La Marie (Kartell) et divers sièges pour XO. Catalogue Good Goods pour La Redoute.

1999. Hôtel Saint Martin Lane à Londres.

2000. Hôtel Hudson à New York.

2001. Chaise Louis Ghost.

2002. Lounge pour l'Eurostar à Paris et Londres.

2003. Restaurant Kong à Paris (en chantier).

Exposition :

Centre Pompidou, galerie Sud, niveau 1. Du mercredi au lundi, de 11 heures à 20 heures. 6,50 €, tarif réduit 4,50 €. Jusqu'au 12 mai.

Livres :

Starck. Explications, transcription des commentaires, liste exhaustive des œuvres, préface de Bruno Racine, Alfred Pacquement et Marie-Laure Jousset. Ed. Centre Pompidou. 300 p., 25 €.

Écrits sur Starck, sous la direction de Valérie Guillaume. Huit essais de Michel Onfray, Benoît Heilbrunn, Stéphane Laurent, Valérie Guillaume et Sophie Trelcat, Christopher Mount, Vanni Pasca et Christine Colin. Ed. Centre Pompidou, 128 p., 15 €.

Starck by Starck, nouvelle édition augmentée. Ed. Taschen. Textes de Ed Mae Cooper, Pierre Doze, Elisabeth Laville, 576 p., 29,99 €.

© Michèle Champenois