Ettore Sottsass : « Tout est design, c'est une fatalité »

Le créateur de meubles et d'objets, mais aussi de maisons, s'explique sur sa démarche et la relation du design et de l'art.


Dans les rues du Vieux Milan, les dalles de grès se déchaussent, mais les tramways passent tout de même. Maison patricienne, bel escalier. Dans le calme studieux de l'agence où il retrouve chaque jour son équipe de quelques architectes, Ettore Sottsass nous reçoit. Le geste ample cherche toujours la feuille et le crayon, les cheveux sont tirés et noués sur la nuque. Le gourou des années 1980, qui remuait le paysage du design en réunissant autour de lui, à 60 ans passés, des jeunes professionnels prêts à reconsidérer leur discipline d'un œil neuf, a toujours la bonne distance. Celle d'un créateur à l'écoute de l'univers, au-delà des salons et des galeries, pour qui la forme n'est pas un geste gratuit.

Pour vous, Ettore Sottsass, le futur n'existe pas. On ne construit pas pour l'avenir. Quoi de neuf, ici et maintenant ? 

L'information la plus étonnante c'est qu'en septembre j'aurai 88 ans, c'est beaucoup. Comme toutes les personnes un peu vieilles, je me demande comment continuer à exister. Parfois, j'ai l'impression d'usurper le temps...

Vous dites cela depuis longtemps déjà. 

Oui, ce monde de la rapidité est de plus en plus difficile à déchiffrer : les informations sont si nombreuses et tellement insistantes qu'on ne distingue plus le vrai du faux, l'important du futile. Toutes les nouvelles sont déformées, tout est ambiguïté. Le monde marche contre lui-même.

Vous avez très tôt voyagé et travaillé aux États-Unis. Comment cela a-t-il changé votre regard sur l'Europe ? 

J'ai vécu aux États-Unis de longues périodes. La première fois, c'était en 1956. J'y ai découvert la culture industrielle, au sens anthropologique. Dans l'Italie des années 1950, il y avait des industries lourdes, des canons, des camions... Mais ce n'était pas une société industrielle. Si on voulait une table, il fallait aller chez le menuisier, si on voulait un costume, on allait chez le tailleur.

Qu'avez-vous appris de l'Amérique et que, indirectement, l'on retrouve dans les créations de la période Memphis, le groupe d'architectes que vous avez rassemblés à Milan, à partir de 1981 ? 

C'est une question difficile. Jusque-là, le décor de nos vies était fait de main d'homme. Bois, plâtre, stuc, carton, étoffes. En Amérique, le paysage était un mélange complètement nouveau de matériaux extra-humains : cristal, chrome, aluminium. Un collage de produits industriels, de couleurs variées. D'où notre recherche, avec Memphis, de créer des rapprochements de textures quasi typographiques.

Vous aviez pourtant un paysage en Italie ? 

Mais le paysage italien était fait de feuilles, d'arbres, de terre, d'eau...

Vous avez découvert le paysage artificiel et vous avez pensé le transposer dans les maisons ? 

J'ai compris que si l'on voulait « disegnare », dessiner, il fallait le faire par signes. Des calligraphies dans l'espace. L'architecture aussi devenait signaux plutôt que mémoire. On a cherché une autre manière d'imaginer les meubles. On a voulu rompre avec le symétrique, l'homogène ; rapprocher des matières précieuses, le bois, le marbre, et des matériaux ordinaires, le lamifié coloré qu'on trouvait dans les cuisines. Inventer un langage, une histoire. C'était une vision théorique de la situation.

Vous avez mis en pratique la déconstruction des formes ? 

Oui, nous avons réalisé des objets concrets pour exprimer des idées abstraites... Et ils ont tous fini dans des galeries d'art.

Dommage ! Toujours le succès... Quelle est votre définition du mauvais goût ? 

Le mauvais goût est quelque chose qui n'entre pas dans les conventions du bon goût [rire].

Et quand vous créez une chose qui devient une convention ? 

Alors, c'est qu'elle n'a plus rien à dire. La convention, c'est quand le spectacle remplace le sentiment, l'amour, la sérénité.

Quand Alessi a fabriqué un allume-gaz en forme de sexe masculin, avec un designer de Florence, j'ai cessé de travailler avec Alessi. Quand Starck fait pour Flos une lampe dont le pied est une kalachnikov, c'est du spectacle. Quand la revue Domus a fait une enquête pour savoir ce qu'évoque la kalachnikov, j'ai répondu : je lis les journaux tous les matins et ça ne me fait pas rire. Le jour où il y aura des barricades, je serai sur les barricades mais pas avec la mitraillette de Starck. C'est du spectacle, l'image remplace le sujet.

Dans votre vie, vous ne séparez pas architecture et design. 

J'ai toujours pensé que le métier de l'architecte, c'est de dessiner un paysage artificiel autour de l'homme, de l'être humain... Dans cet environnement, je conçois tous les éléments, les meubles et tous les objets nécessaires.

L'architecture aurait-elle un rôle magique, protéger l'homme ? Tous ces objets seraient-ils des fétiches ? 

Oui, le but premier est de protéger, de faire un don aux gens qui vont l'utiliser, d'apprivoiser la chance... On me dit : Vous êtes un artiste ! Je dis : non ! Je suis un architecte... La différence, l'énorme différence, c'est que l'art, la peinture, la sculpture, sont des choses que l'on regarde. L'architecture, on vit à l'intérieur. L'enjeu est plus grand, l'impact sensoriel plus important : c'est chaud, c'est froid, c'est sombre ou lumineux, il y a différents aspects... Dans chaque endroit de la maison, vous vous orientez, vous savez d'où vient le soleil, vous habitez l'espace, c'est autre chose...

L'évolution du design s'efforce d'abattre la frontière avec l'art et les créations des designers (vous le premier) vont au musée. 

Tout d'abord, je ne veux rien détruire du tout [rire]. Je ne suis contre rien. La question est de savoir ce qu'on entend par art. Pour les Grecs, l'artiste est celui qui fait quelque chose à la perfection, qui accomplit. Un chirurgien peut être un artiste, un cuisinier aussi. D'une table japonaise servie selon l'ordonnancement raffiné, on a envie de dire : c'est une œuvre d'art. En littérature, il y a différents genres : lyrique, épique, etc. Avec les mêmes mots, des écritures différentes.

Quelle a été votre relation avec les artistes américains, dans les années 1960, ceux du pop art ? 

Ce qui m'a passionné, c'est qu'ils traitaient de la banalité, de la vie de tous les jours... Le quotidien était leur univers. À la place des madones, des christs, ils s'intéressaient à une coupe de fruits, à une boîte de soupe, à une voiture. En littérature, c'était la même chose : leur écriture était le langage de la rue.

Et votre amitié avec Allen Ginsberg ? 

Elle a duré tout le temps. La nuit où il est mort, nous nous étions parlé au téléphone. Quand je l'ai rencontré, en 1961, la poésie n'était pour moi qu'un souvenir scolaire ; elle est devenue ma vie. C'est vaste, la littérature, cela englobe tout ce qui est écrit. C'est pourquoi je suis peu attiré par l'Afrique...

C'est étrange de votre part... 

Non, car les perceptions, chez moi, se traduisent immédiatement en termes intellectuels. Les sensations pures n'existent pas.

L'Afrique est un réservoir immense de perceptions... 

Je connais seulement l'Afrique du Nord. L'islam a de grands poètes, de grands philosophes. C'est un monde très riche. Quand je disais que l'Afrique ne m'attire pas, je parlais de la forêt, la jungle, les savanes. Les girafes et les zèbres, je m'en fiche.

Les zèbres ? C'est du graphisme pourtant... 

Je n'ai rien contre les zèbres [rire], j'aime bien leur graphisme, c'est vrai, mais ça ne m'intéresse pas, je ne sais pas quoi en faire.

On dirait que le design laisse à l'art la part sombre, la critique sociale, et prend la part optimiste, le calme, la beauté, pour faire diversion. Qu'en pensez-vous? 

Ou bien le design n'existe pas, ou bien il a toujours existé. La première femme de la préhistoire qui fait un collier avec des coquillages fait du design. Design est un mot anglais, il veut dire projet. Tout est design, c'est une fatalité. On se lève le matin et l'on choisit de mettre un vêtement noir, ou un costume blanc, c'est un projet. Bien sûr, on est sous influence, sans doute on va mettre du noir. Mais nous sommes tous conditionnés.

Ensuite, il y a ce qu'on nomme le design industriel. Cela est très récent, un siècle tout au plus. L'industrie c'est la machine, et donc la possibilité de produire énormément d'objets identiques. Une fois que l'usine est pleine de ces produits, il faut les vendre. Donc convaincre les gens de les acheter. C'est une structure culturelle complètement nouvelle : le design a d'un seul coup à voir avec le marché...

Vous avez eu cette expérience dans les années 1960 avec Olivetti. 

Pas vraiment. Chez Olivetti, notre équipe s'occupait des ordinateurs, à une époque où les ordinateurs étaient d'énormes armoires, gigantesques, mais qui restaient cachées. La question commerciale, la dimension de séduction, vendre à un marché, ne se posait pas. Seules se posaient les questions d'usage et de technologie.

La Valentine, c'est une autre histoire... 

À un moment, ils m'ont demandé de penser à une petite machine à écrire, portable... Et j'ai dessiné la Valentine. Mais j'ai été tellement choqué par la réaction que j'ai déclaré que c'était fini, que je ne voulais plus rien faire pour les objets de consommation.

Choqué par quoi ? 

Choqué par la réaction du marché.

Le succès ? 

Ça ne m'intéressait pas... On ne demande pas aux chimistes de fabriquer de la pâte dentifrice, ils travaillent en amont, ils jouent avec les idées, les concepts de la chimie. Moi je m'occupe de l'idée de design, de disegno, de l'approche théorique. On ne fait pas l'amour seulement pour avoir des enfants : je fais l'amour pour le plaisir. Et du design pour le plaisir d'avoir l'idée.

L'enfant s'appelait Valentine... 

La Valentine a beaucoup plu aux intellectuels, mais pas au marché. Après quelques mois, Olivetti a arrêté la production. On avait voulu un produit populaire, pas cher, pour devancer les fabrications chinoises. On avait même supprimé le cling du retour chariot, et les minuscules ! J'ai choisi la couleur rouge, conçu la campagne de publicité pour montrer qu'elle allait partout, qu'elle convenait à tous. Et c'est devenu un objet pop art !

C'est ridicule. La déception, c'est que l'objet n'avait pas les réelles qualités de produit pour le plus grand nombre. Encore la question des apparences...

C'est votre seule expérience en direction du grand public ? 

Non, j'ai fait aussi une verseuse à huile et vinaigre, toujours en production.

C'est tout ? 

Ensuite j'ai dessiné pour Alessi de nombreux objets de table.

Pourquoi l'Italie est-elle la patrie du design ? 

Parce que nous n'avons pas d'écoles de design [rire]. Et aussi parce que l'Italie n'avait pas de véritable industrie. Dans les années 1930 seuls les architectes, dans la revue Casabella, parlaient entre eux de l'avenir du design. Rien de concret. Après la guerre de 1939-1945 et la mort du dictateur, il y a eu en Italie une période de cinq à dix ans où tout le monde était heureux, croyait à un avenir meilleur. Le logement pour tous, la beauté pour tous.

À quoi tient la relation à l'esthétique en Italie ? 

Cette qualité artistique particulière est liée à l'Église. Je ne suis pas croyant, mais dans le catholicisme il y a la confession, qui efface les erreurs. Les pays de culture protestante valorisent le travail, la réussite, le progrès. Quand on lit Le Corbusier ou Buckminster Fuller, on retrouve cette idée que le rationalisme, la raison, allait sauver l'humanité. En Italie, l'existence, c'est un peu la commedia dell'arte, on ne pense pas faillite ou succès, c'est plus grave et plus léger : on s'occupe de réussir à survivre. Je suis de ce versant.

Qu'est-ce que l'art ? 

L'art est une prière, une manière de s'adresser à l'inconnu.

Vous n'allez pas en Afrique, mais vous avez accompli un grand voyage en Inde et en Chine, vers l'âge de 55 ans. 

C'était un travail conceptuel, pour tenter de retrouver l'origine du sens que l'on donne aux choses. Il y a un secret de la vie, qui n'a rien à voir avec la religion, un sens de la responsabilité, de la fragilité. Toute la culture moderne est faite pour divertir l'esprit de cette idée de fragilité. La vitesse est faite pour vous distraire de la lenteur, le bruit pour vous écarter du silence, la lumière brutale pour vous détourner de l'obscurité, la consommation et même la vie sexuelle sont des moyens de se distraire de l'essentiel. En Inde, j'ai vu sur les marches d'un de ces bassins antiques un vieillard qui mourait, seul, et un enfant qui lui caressait la main. En Inde, la mort n'est pas un ailleurs.

Et maintenant ? 

Nous vivons une époque de fascisme masqué. Bush dit : « Je suis le pays de la liberté », mais quand on lit les lois et la manière dont les Américains considèrent les Noirs on peut avoir des doutes. L'urgence est de restaurer une dignité humaine. Ce sont des mots auxquels je crois. Mais, à partir d'un certain point, aux bombes il faut préférer le silence. C'est vrai que je suis pessimiste...

© Michèle Champenois