LIPOVETSKY, Gilles & SERROY, Jean, L’esthétisation du monde : Vivre à l’âge du capitalisme, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2016.

Dans L’esthétisation du monde : Vivre à l’âge du capitalisme, Gilles Lipovetsky et Jean Serroy questionnent l’histoire et l'ancrage du capitalisme artiste dans notre société. De quelle manière s’inscrit-il de nos jours dans un système social insatiable? : telle pourrait être leur question conductrice. Les auteurs dénoncent le capitalisme créateur de produits de plus en plus esthétiques et « design ». Ils dressent le tableau d’une société dans laquelle on évolue, en portant un regard critique sur les pratiques capitalistes et esthétiques en société. Ils font une critique acerbe de la consommation excessive dans tous les domaines menant à une perte de valeurs éthiques et se demande de façon plus précise quelles sont les limites du capitalisme artiste.

Dans cet ouvrage, nous comprenons que le capitalisme artiste et le développement de la société transesthétique permettent l’accès à des évolutions culturelles, sociales, économiques et environnementales. Par exemple, le capitalisme artiste a permis l’ouverture de nombreux centres d’art. La fréquentation de ces lieux augmente. L’art est important, intéresse et divertit les consommateurs. Les lieux dits d’entertainment attirent, et sont aussi rendus selon une certaine mesure accessibles. Une alliance se crée entre besoin de divertissement, culture et achat. Ces évolutions sont d’une certaine façon réévaluées, permettant de laisser place à d’autres développements techniques et écologiques. Cette alliance entre art et écologie va en effet « [...] constituer le cœur des justifications du capitalisme transesthétique qui s’annonce1 ».

Quatre grands axes d'argumentation sont présents dans l’ouvrage L’esthétisation du monde publié par Gilles Lipovetsky et Jean Serroy. Tout d’abord, les auteurs font un focus sur le concept philosophique et historique du capitalisme artiste dans les deux premiers chapitres « Le capitalisme artiste » et « les figures inaugurales du capitalisme artiste ». Dans ceux-ci, ils introduisent un champ de concepts tels que « tendance », « fast fashion » ou bien « design-déco », afin d’énoncer l’idée selon laquelle tout devient objet esthétique à des fins monétaires. Ensuite, les auteurs développent leurs théories sous le prisme du design avec le chapitre « Un monde design ». Dans un troisième temps, ils développent leurs raisonnements sur les pratiques de consommation au travers des chapitres « L’empire du spectacle et du divertissement » et « Le stade esthétique de la consommation ». Finalement ils continuent de dresser le tableau de la société transesthétique avec « La société transesthétique : jusqu’où ? », la quête du plus et ses limites. L’ensemble de ces chapitres tournent autour d’une question centrale : jusqu’où la société transesthétique peut-elle aller dans les domaines de la créativité, de la production, de l’économie, les consommateurs seront-ils toujours plus friands de l’esthétisme dans leurs objets ? Notons que toutes ces questions se posent encore aujourd’hui et celles sur l’avenir se multiplient.

Un nombre important de concepts sont élaborés. Nous avons fait un choix non exhaustif. Tout d’abord, nous pouvons citer les notions liées aux manières de produire et de consommer : « entertainment » [divertissement]2 qui signifie divertir le consommateur avec un objet, alliant ainsi l’objet en lui-même, les émotions du consommateur et la notion de « star system3 », qui souligne le fait de se concentrer sur une star ou un culte et d’en faire sa promotion sur le marché. D’après Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, le concept de « star system » a été créé à Hollywood au début du XXe siècle. L’actrice ou l’acteur devient ce qui permet le développement et le rayonnement économique du cinéma, c’est ainsi, comme le note les auteurs, que le théoricien Richard Dyer énonce : « l’image générale de la star peut être vue comme une version du rêve américain, organisée autour des thèmes de la consommation, du succès et de la banalité4. »

De plus, Gilles Lipovetsky et Jean Serroy font mention du design et de la manière dont il peut affecter les consommateurs et consommatrices : à ce titre, le « design émotionnel5 » peut être cité. Le design en tant que processus de création permet d'affecter les sens des individus. En effet, les auteurs écrivent : « il ne s’agit plus en effet de concevoir un objet rationnel et fonctionnel en soi, mais d’éveiller les sens, susciter des expériences et des émotions6 ». Le design n’est plus simplement un processus de création visant à l’utilité et l’indispensable mais s’inscrit dans une volonté de concevoir davantage. Finalement nous pouvons mentionner une notion filée tout au long de l’ouvrage : la « société transesthétique7 ». Ce concept s’inscrit dans le champ du design. Il s’agit d’une critique selon laquelle la société dans laquelle nous sommes est régie par des modes de consommations capitalistes, généralement non éthiques. L’idéal de cette société est la quête de « l’esthétique » dans différents domaines (mode, cinéma, musique…) afin de profiter à l’économie capitaliste et consumériste.

Une partie de l’ouvrage de Victor Papanek8 dénonce le design en tant qu’activité et métier pernicieux. Le design permet de venir en aide et répondre aux besoins de nécessité pour satisfaire autrui. Pour cela, le design doit partager ses caractéristiques entre différents domaines pour élargir son champ d’aide. Victor Papanek souligne que les objectifs premiers du design sont l’utilité et l’habitabilité du monde. Selon lui, l’esthétisme n’ajoute rien de nouveau au produit, provoquant un sentiment de tromperie et la vulnérabilité du consommateur. On retrouve dans l’ouvrage de Gilles Lipovetsky et de Jean Serroy L'esthétisation du monde, cette même idéologie. Le design serait néfaste et créateur de tromperies dans l’objectif de développer le pouvoir d’achat.

Néanmoins, certains artistes vont à l’encontre de l’idéologie de Victor Papanek, comme l’écrivain Oscar Wilde. Susan Sontag, dans son ouvrage Notes On Camp9, souligne la définition du mot « Camp » d’Oscar Wilde qui signifierait la chose suivante : « L'imagerie Camp regroupe le mauvais goût, l'artifice, l'exagération, la dérision, voire l'ironie. Le Camp est volontairement kitsch, n'ayant jamais peur d'en faire trop.» Pour Susan Sontag, « "Camp" est un certain modèle d'esthétisme. C'est une façon de voir le monde comme un phénomène esthétique. Dans ce sens (…) l'idéal ne sera pas la beauté ; mais un certain degré d'artifice, de stylisation10.» Cela voudrait-il dire que les artistes l’ont emporté sur les designers ?

Proche de l’idéologie d’Oscar Wilde, Mikel Dufrenne11 rappelle l’importance du spectateur par rapport à l’esthétique. Le spectateur éprouve des sentiments envers l’esthétique d’un objet. Il rend l’objet vivant en le contemplant et en lui portant intérêt. Gilles Lipovetsky et Jean Serroy soulignent aussi le fait que le spectateur peut avoir une approche cognitive en face de l’objet esthétique. L’intérêt de l’objet réside dans son apparence voire sa beauté mais pas dans son utilité. Dès lors, au-delà des artistes, ne sont-ce pas les consommateurs qui l’emportent, de par leur attitude, sur les finalités du design ?

L’esthétisation du monde porte de ce fait sur la question des consommateurs friands de nouveauté et leurs pratiques. En publicité, le design joue avec les couleurs, l’originalité et la possibilité d’une évolution constante d’idées qui permet la singularité. La collaboration Murakami & Perrier, faisant une alliance entre art et industrie, est un exemple intéressant de la manière dont le design permet de réinventer des besoins et objets de consommation. Ce qui n’était qu’une denrée devient objet de collection. Le consommateur n’achète plus un produit pour sa fonction mais pour le sentiment qu’il procure. Ce côté stratégique du design est un « [...] instrument de séduction et de stimulation des achats12 », comme l’écrivent nos deux auteurs. Le design, ou tout au moins un certain design, proche de la plus banale communication marketing, permet donc de donner une identité à chaque objet.

Retenons que L’esthétisation du monde fait la lumière sur les risques et avantages d’une esthétisation des objets sur nos sociétés. Cela permet une multiplicité de choix pour stimuler et entretenir sans cesse de nouveaux plaisirs de consommation grâce aux évolutions techniques et créatives. Les stratégies comme les conceptions visuelles des produits dites packaging offrent un attrait. Les espaces dits design montrent le pouvoir du paraître mais aussi de la superficialité du monde.

VALERIO Luna et SARLAT Célestine, Master 1, « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024.


  1. LIPOVETSKY, Gilles & SERROY, Jean, L’esthétisation du monde : Vivre à l’âge du capitalisme, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2016, p. 148. 

  2. LIPOVETSKY, Gilles & SERROY, Jean, L’esthétisation du monde : Vivre à l’âge du capitalisme, op.cit., p. 305-366. 

  3. Ibidem, p. 261-304. 

  4. Dyer, Richard, Stars, London, British Film Institute Publications, 1979, p. 39. 

  5. LIPOVETSKY, Gilles & SERROY, Jean, L’esthétisation du monde : Vivre à l’âge du capitalisme, op.cit., p. 290. 

  6. Ibidem, p. 295. 

  7. Ibid., p. 452. 

  8. PAPANEK, Victor, Design pour un monde réel, Dijon, Presses Du Réel, Traduit de l'anglais (américain) par Robert Louit et Nelly Josset, 2021. 

  9. SONTAG Susan, Notes On Camp, New York, 1964. 

  10. SCHÜTZ V. (2019), Qu’est-ce que le « style camp », mis à l’honneur de l’exposition 2019 du MET ?, Madame Figaro. Disponible sur : [https://madame.lefigaro.fr/style/cest-quoi-le-style-camp-mis-a-l-honneur-de-l-exposition-2019-met-lady-gaga-anna-wintour-150419-164701\#:\~:text=Elle%20y%20d%C3%A9voile%20plusieurs%20d%C3%A9finitions,peur%20d'en%20faire%20trop](https://madame.lefigaro.fr/style/cest-quoi-le-style-camp-mis-a-l-honneur-de-l-exposition-2019-met-lady-gaga-anna-wintour-150419-164701#Elle y dévoile plusieurs définitions,peur d'en faire trop) (Consulté le : 16/01/2024). 

  11. DUFRENNE Mikel, Phénoménologie de l’expérience esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, 1953. 

  12. LIPOVETSKY, Gilles & SERROY, Jean, L’esthétisation du monde : Vivre à l’âge du capitalisme, op.cit., p. 293.