1. Définition

Dans The Beauty of Everyday Things, Yanagi Soetsu expose le concept selon lequel la beauté est atteinte par une démarche de « création intuitive ». D’après le Larousse, le terme « création » désigne « l’action d’établir quelque chose qui n’existait pas encore ». En ce sens, il peut être également rapproché de celui de « production », qui désigne ce qui est produit par la nature, l’art, et l’esprit. Le terme « intuition » se définit quant à lui comme «la connaissance directe, immédiate de la vérité, sans recours au raisonnement, à l’expérience1. », proche en celà de la racine latine intueri désignant le fait de « regarder attentivement ». Cet aspect intéresse le design dans la mesure Soetsu Yanagi définit lui-même ce qu’il entend par le terme d’intuition par les citations suivantes :

« Il existe différentes manières de voir un objet, la plus simple d’entre elles est l’intuition. […] Tout simplement, l’intuition est une compréhension directe de la nature essentielle d’un objet. »

Soetsu, YANAGI, The Beauty of Everyday Things, Londres, Penguin Books, 2019, p. 70.

« Intuition signifie que les choses sont vues directement, sans intermédiaires entre ce qui voit et ce qui est vu; les choses sont comprises immédiatement et directement. »

Soetsu, YANAGI, The Beauty of Everyday Things, Londres, Penguin Books, 2019, p. 153.

En suivant Soetsu, YANAGI, on comprend que la démarche de « création intuitive » de l’artisan est déterminée par une compréhension directe des objets et une connaissance devenue innée. Reste à établir ce qu’il en est pour le champ du design...

2. Du japonais au français

Le terme d’ « intuition », tel qu'il est travaillé par Soetsu Yanagi, apparaît dans un chapitre intitulé « Qu’est-ce que le motif2 ?» de La Beauté des Objets du Quotidien datant de 1932. Soetsu Yanagi développe l’idée selon laquelle le motif, qui représente l’essence d’un objet, est créé à partir de l’intuition. D’après les textes originaux, le terme japonais pour l’intuition est « chokkan » présent dans le chapitre consacré à la définition de l’esthétique des Arts Populaires, « Qu’est-ce que le Mingei3 ?». Écrit en japonais, le terme d’intuition est formé des signes « 直観 ». Le premier peut désigner quelque chose de direct, tandis que le deuxième exprime l’apparence ou l’expression, en adéquation avec la définition de l’intuition que Soetsu Yanagi expose. Bien que les termes japonais et français présentent une similarité dans l’aspect direct de l'intuition, le premier se définit davantage par l’apparence tandis que le second se fonde sur la connaissance et la vérité. Cette nuance, d'une langue à une autre, est intéressant pour la lecture du texte puisque, d’une part, elle met en avant la dimension esthétique primordiale — à travers l'apparence — et que, d’autre part, elle souligne qu'il n’y pas d’aspect moral lié à la vérité dans la démarche de production de l’artisan.

3. Explication du concept

La création intuitive est déterminée par l’absence d’une conscience de soi de l’artisan, condition indispensable pour atteindre l’essence de la beauté. La citation suivante expose avec clarté la dimension spontanée et presque innée de la démarche de l’artisan lors de la création d’un objet :

« Sans consciemment penser si quelque chose est bon ou mauvais, créer comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle au monde, produire des choses banales et simples mais merveilleuses, tel est l’état d’esprit dans lequel l’artisan créé son oeuvre la plus remarquable. »

Soetsu, YANAGI, The Beauty of Everyday Things, Londres, Penguin Books, 2019, p. 20

Tandis que la notion de conscience est essentielle aux critiques d’art et artistes, elle ne l’est pas pour les artisans, et c’est d’ailleurs ce qui les différencie4. Le cas contraire irait même à l’encontre de la création de la beauté. C’est l’effacement de l’artisan, plongé dans l’anonymat, face à la gestuelle qui est déterminant pour l’obtention d’objets incarnant la beauté. La beauté des objets ordinaires est le résultat de cette simplicité d’état d’esprit, une « dévotion inconsciente » pour reprendre les mots de Soetsu Yanagi5.

4. Problématique

Plusieurs réflexions émergent de ce concept. D’après Soetsu Yanagi, seul l’artisan est capable d’apporter la subtilité à un objet par rapport à une machine dont l’approche est celle d’une beauté standardisée et calibrée : il emploie à ce propos l’expression de « strangulation esthétique6. » Il s’agit d’un sujet proche de ce que l’on peut lire chez Étienne Souriau qui dénonce notamment « l’abolition de toute initiative personnelle chez l’exécutant ouvrier ; et l’inutilité pour lui de toute appréciation qualitative du résultat7. » Ce rapprochement est intéressant puisqu’il amène à s'interroger sur le rôle du designer, et ce même aujourd'hui, dans un contexte de production de masse. Le designer, par sa subjectivité intrinsèquement humaine, apparaît comme le garant de la beauté.

En considérant néanmoins que l’intuition et l’absence d’une quelconque réflexion prône sur la démarche de création, ne faut-il pas y voir dans cette dernière une certaine forme de mécanisation ? Si l’artisan est seul en mesure d’apporter « subtilité et chaleur » pour reprendre les mots de Soetsu Yanagi, ne lui faut-il pas être en mesure d’avoir une réflexion plutôt qu’une création spontanée ? De ce fait, il n’y a pas mention de l’expérience dans Les Objets du Quotidien.

De ce questionnement découle également une réflexion sur la responsabilité éthique de l’artisan, complètement écartée du propos par notre auteur. Tout comme il n’est pas du ressort de l’artisan d’être pleinement conscient de la démarche de création, il ne lui incombe pas non de juger si l’objet est éthique ou non. Soetsu Yanagi se différencie par labsence de la dimension éthique de lartisan, présente chez Vilèm Flusser, par exemple8. Pour ce dernier, l’artisan est responsable de savoir si un objet est bon ou mauvais, faisant ainsi appel à sa conscience et à son jugement subjectif. Si Yanagi Soetsu renvoie la responsabilité esthétique à l’industrialisation et non à l’artisan9, il est donc possible de s’interroger sur la position de Yanagi Soetsu sur la dimension éthique.

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Figure 1. Rapport à la beauté entre les artisans et les artistes ou critiques d’art, Marie Grolier

Marie GROLIER, Master 1, « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023


  1. Larousse, cf. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/intuition/44033, consulté le 17 novembre 2022. 

  2. YANAGI, Soetsu, The Beauty of Everyday Things, éd. Penguin Books, collection Penguin Modern Classics, traduit par Michael Brase, 2019, p. 72. 

  3. « 民藝とは何か » (min gei to wa nanika), cf. https://www.aozora.gr.jp/cards/001520/files/51821_47989.html, consulté le 17 novembre 2022. 

  4. YANAGI, Soetsu, op. cit., p. 18. 

  5. Ibidem, p. 38. 

  6. Ibid., p. 44. 

  7. SOURIAU, Étienne, Esthétique Industrielle, Paris, Presses Universitaires de France, 1952. 

  8. FLUSSER, Vilèm, La Force du Quotidien, Paris, Mame, 1973. 

  9. YANAGI, Soetsu, op. cit., p. 8.