1. Définition
Selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales, le mot « écran », d’origine incertaine, proviendrait de l’ancien français « escren » qui désigne un panneau servant à se garantir de l’ardeur d’un foyer. Le mot « escren » est lui-même dérivé du terme moyen néerlandais « scherm » désignant une clôture, une grille. Dans l’usage courant, le terme « écran » recouvre différentes définitions. D’après les définitions proposées par le CNRTL, l’écran est premièrement un « objet conçu pour arrêter un rayonnement » ou plus largement « tout ce qui fait arrêt, dissimule, pour protéger de quelque chose ». L’écran est aussi défini dans un second temps comme une « surface faisant arrêt sur laquelle peuvent être reproduites et projetées des images fixes ou des films ».
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales*, [En ligne] consulté le 03/01/2024, URL :** [https://www.cnrtl.fr/definition/definition/écran]{.ul}
L’écran renvoie donc à la fois à une interface au sens médiatique, une surface d’arrêt et un support de projection au sens matériel. Au-delà de ces usages, les études médiatiques, face à la multiplication des différentes formes écraniques, tentent d’appréhender la pluralité et l’ambiguïté de cet objet. Les trois définitions suivantes nous permettent de dégager les sens principaux de la notion :
« Une surface sur laquelle on visualise des informations qui peuvent se présenter sous des modes différents (...) Étrange objet dont la face de devant est une surface singulière, une surface libre dont l’aspect est continuellement changeant, une surface animée, abstraite et magique, une surface amnésique qui captive par une luminescence qu’on ne connaissait pas, si différente de celle, archaïque, du luminaire traditionnel diffusant à partir d’un centre. »
Raphaël LELLOUCHE, « Théorie de l’écran », dans Traverse, Paris, Éditions Centre Pompidou, vol. 45, no. 1, 1996, p.2
« interface polymorphe qui nous donne accès à un espace immatériel d’informations et de projections mais également un dispositif socialement construit »
Christine CEUX, «Écran(s)», dans Le Télémaque», Caen, Presses universitaires de Caen vol. 45, no. 1, 2014, p.15
« L’écran est autant le corps de l’acteur de théâtre sur lequel on projette des images, le rétroviseur et le pare- brise de la voiture qui permettent de voir les données du GPS, que la façade de l’édifice urbain diffusant des messages publicitaires ou les cours de la Bourse (...) je définis l’écran en tant que matière désignée pour faire obstacle à la dispersion d’une lumière organisée »
Yves RACICOT, « Le tout-à-l’écran », Médium, Paris, Associations Médium, vol. 15, no. 2, 2008, p.101
L’écran se caractérise donc ici par sa nature polysémique. À la fois support technique, interface médiatique, surface de projection, la notion d’écran se déploie à travers différents objets aux formes, fonctions et modalités diverses. De l’écran d’ordinateur aux caméras de surveillance en passant par le grand écran ou encore le téléphone portable, l’écran se caractérise par sa capacité à transmettre visuellement une information, un message, une image tout en modifiant notre mode de perception.
2. Du français vers d'autres langues
Le mot « écran » est traduit en anglais par le nom commun screen, terme qui, tout comme son homologue français, désigne à la fois l’écran comme dispositif d’affichage, surface de projection et panneau de protection. De manière courante, on peut traduire « écran » par les mots monitor ou encore block désignant le support matériel. Le terme screen est aussi un verbe qui renvoie aux actions de « faire écran », « protéger », « dissimuler », ou encore « projeter » et « prospecter ». On peut citer ces deux définitions suivantes du Oxford English Dictionary :
« The flat surface at the front of a television, computer, or other electronic device, on which you see pictures or information. »
« Something that prevents somebody from seeing or being aware of something, or that protects somebody/something. »
Oxford English Dictionary, [En ligne]\, consulté le 22/12/2023, https://www.oed.com/search/dictionary/?scope=Entries&q=screen
Dans les études médiatiques, le mot « écran » est aussi traduit par le mot screen. On peut citer un définition proposée par le théoricien Lev Manovich :
« What are the properties of a classical screen ? It is a flat, rectangular surface. It is intended for frontal viewing (as opposed to, for instance, a panorama). It exists in our normal space, the space of our body, and acts as a window into another space. This other space, the space of representation, typically has a different scale from the scale of our normal space.1 »
Lev MANOVICH, « An archeology of a computer screen », Kunstforum International, 1995, [En ligne]\, consulté le 23/10/23, URL : http://manovich.net/content/04-projects/011-archeology-of-a-computer-screen/09_article_1995.pdf
3. Explication et problématisation du concept
Gilles Lipovetsky et Jean Serroy montrent comment la multiplication des écrans au sein des espaces sociaux, géographiques et symboliques se traduit par l’avènement de l’homo ecranis et d’une écranocratie :
« L’époque hypermoderne est contemporaine d’une véritable inflation écranique. Jamais l’homme n’a disposé d’autant d’écrans non seulement pour regarder le monde mais pour vivre sa propre vie. »
Gilles LIPOVETSKY, Jean SERROY, L’écran global : culture-médias et cinéma à l’âge hypermoderne, Seuil, 2007, p. 281
L’écran, en tant que dispositif de projection et de visionnage doit être appréhendé autant par le prisme de sa dimension matérielle en tant que support que par ses spécificités médiatiques en tant qu’interface. Cependant la manifestation écranique se déploie à travers de plus en plus d’écrans aux modalités et modes de visionnages divers. Ainsi, comment mener à bien une ontologie de l’écran face à ces manifestations plurielles ? Quels sont les éléments, les modalités, les particularités qui font de ces diverses interfaces des écrans ?
La notion de cadre va être déployée pour dessiner une ontologie de l’écran . À la fois fenêtre et limite, le cadre est selon l’enseignante chercheuse Christine Seux ce qui « annonce l’entrée dans le monde de la représentation et fonctionne comme un appât : il nous incite à pénétrer dans l’écran et accapare notre attention. » Autrement dit, tous les écrans ont ce premier dénominateur commun qu’est le cadre qui les dote d’un pouvoir d’attraction. Christine Seux poursuit en rappelant que l’écran est ce qui permet « d’accéder à un espace immatériel de représentations et de projections dans lequel on pénètre pour habiter un autre espace-temps ».2 Ainsi, l’écran, par son cadre, cherche à montrer sans pour autant se montrer dans sa dimension matérielle. Entité paradoxale, l’écran montre sans être vu et met en relation deux espaces-temps.
Au-delà du cadre invisible, l’écran se distingue des autres médias de par son caractère amnésique. Comme l’explique le théoricien Raphaël Lellouche, les supports écraniques sont des surfaces-milieux amnésiques. Autrement dit, les informations circulantes projetées n'adhèrent plus au support médiatique, ne laissent aucune trace et peuvent être affichées sur n’importe quel écran. L’écran est donc interchangeable, substituable à un autre, « l’écran en tant que dispositif de visualisation n’a pas de mémoire3 ».
L’écran reste donc un objet paradoxal, pluriel et ambiguë se déployant sous diverses formes et traversant le temps. Fenêtre donnant sur un ailleurs, grille de protection ou encore miroir de notre propre monde, l’écran ne cesse de se renouveler et redéfinir sa propre identité au gré des usages et des pratiques médiatiques :
« Depuis la présentation à quelques spectateurs du Voyage dans la Lune jusqu’à la télédiffusion en direct à l’échelle de la planète de l’exploration de Mars en 2004, de la transaction bancaire à la recherche de partenaires amoureux, nos recours à l’écran n’ont cessé de se complexifier et de modifier notre perception de l’espace et du temps, l’ici et l’ailleurs, le passé et le maintenant, le soi et l’autre »
Yves RACICOT, « Le tout-à-l’écran », op.cit., p. 93
En vue d’appréhender la complexité de l’objet écranique, l’archéologue des médias Erkki Huhtamo invite à développer une « écranologie », approche à la fois archéologique et médiatique faisant de l’écran un objet de recherche à part entière. Cette approche appréhende l’écran non plus comme un phénomène inédit et intemporel, mais bien comme le produit d’un ensemble de dispositifs, de pratiques et de discours antérieurs. Des panoramas mouvants aux théâtres d’ombres en passant par les panneaux victoriens et les peepshows, Erkki Huhtamo cherche à comprendre les premières pratiques écraniques pour mieux se confronter aux dispositifs contemporains :
« As the importance of screens in contemporary media practices increases, the task of understanding their cultural roles becomes urgent. Yet in addition to their present manifestations, we also need to understand their earlier forms and the ways in which they have developed. I would like to propose the creation of a new field of research which would be called ‘screenology’. It would be a specific branch within media studies focusing on screens as ‘information surfaces’. The focus should not be only on screens as designed artifacts, but also on their uses, their intermedial relations with other cultural forms and on the discourses that have enveloped them in different times and places.4 »
Erkki HUHTAMO, « Elements of Screenology. Toward an Archaeology of the Screen », dans ICONICS. International Studies of the Modern Image, 2004, vol.7, p. 33.
« As they become part of the practices of everyday life, screens have a tendency to be- come invisible; they mediate perceptions and interactions, effacing their own identities in the process (...) Screenology, or an archaeology of the screen, is needed to make screens visible again - to frame them, so to speak - and to break the illusion of timelessness, of media with- out history, that they sustain.5 »
Erkki HUHTAMO, Why Do We Need an Archaeology of the Screen ?, Cinema Journal, vol. 51, n°2, 2012, p.145, consulté le 12/11/2023, URL : https://www.jstor.org/stable/41341041
Romain Gallinaro, M2 Cinéma, ENS de Lyon supervisée par Occitane Lacurie, 2023-2024
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En français, nous pouvons traduire l’extrait ainsi : « Quelles sont les propriétés d'un écran classique ? Il s'agit d'une surface plane et rectangulaire. Il est destiné à une vision frontale (par opposition, par exemple, à un panorama). Il existe dans notre espace normal, l'espace de notre corps, et agit comme une fenêtre sur un autre espace. Cet autre espace, l'espace de la représentation, a typiquement une échelle différente de celle de notre espace normal. » ↩
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Christine CEUX, «Écran(s)», dans Le Télémaque», Caen, Presses universitaires de Caen vol. 45, no. 1, 2014, p.15-22 ↩
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Raphaël LELLOUCHE, « Théorie de l’écran », dans Traverse, Paris, Éditions Centre Pompidou, vol. 45, no. 1, 1996, p.2 ↩
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« À mesure que l'importance des écrans dans les pratiques médiatiques contemporaines augmente, il est urgent de comprendre le rôle culturel de ces derniers. Cependant, outre leurs manifestations actuelles, nous devons également comprendre leurs formes antérieures et la manière dont elles se sont développées. J'aimerais proposer la création d'un nouveau champ de recherche qui s'appellerait "l’écranologie". Il s'agirait d'une branche spécifique des études médiatiques qui se concentrerait sur les écrans en tant que "surfaces d'information". L'accent ne devrait pas être mis uniquement sur les écrans en tant qu'artefacts conçus, mais également sur leurs utilisations, leurs relations intermédiales avec d'autres formes culturelles et sur les discours qui les ont enveloppés à différentes époques et dans différents lieux. » ↩
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« Au fur et à mesure qu'ils s'intègrent aux pratiques de la vie quotidienne, les écrans ont tendance à devenir invisibles ; ils médiatisent les perceptions et les interactions, effaçant au passage leur propre identité (...) L’écranologie, ou archéologie de l'écran, est nécessaire pour rendre les écrans à nouveau visibles - les encadrer, pour ainsi dire - et briser l'illusion d'intemporalité, de médias sans histoire, qu'ils entretiennent. » ↩