1. Définition

Le terme Gesamtkunstwerk est un concept esthétique provenant du romantisme allemand. Il apparaît pour la première fois dans le traité desthétique publié en 1827 par le philosophe Eusebius Trahndorff dans son ouvrage Aesthetics, Doctrine of Worldview and Art en référence à la pensée grecque antique. Il est ensuite démocratisé par le compositeur Richard Wagner dans ses ouvrages Das Kunstwerk der Zukunft (L'Œuvre d'art de l'avenir, 1849) et Oper und Drama (Opéra et drame, 1851) ; il lillustre ensuite par la fusion du texte et de la musique dans son opéra datant de 1857 : Tristan & Isolde. Ce terme est précisé par les définitions qui suivent :

« Idée allemande conçue au XVIIIe siècle, mais véritablement née au XIXe siècle à la suite de révolutions échoueées. Hautement politique, elle a été nourrie, de Schiller à Wagner, par un désir nostalgique de la totalité de l’homme, prenant comme grande référence la scène athénienne de l’époque classique fantasmée. La pensée utopiste d’une évolution de l’humain qui retrouvera, à un niveau supérieur, l’unité perdue depuis Sophocle, fait partie intégrante de cette idée idéaliste de l’art total. »

Groneberg, Michael, « Le Gesamtkunstwerk et l’homme entier. Essai sur l’actualité de l’art total », dans Études de lettres, 2018, consulté le 10 novembre 2022, à l’adresse : https://doi.org/10.4000/edl.1081

« […] la tragédie antique grecque est le modèle perdu, devant être retrouvé par d'autres moyens. Dans ce but, il faut que la musique et le texte fassent mieux que de coexister, comme ils le font dans l'opéra traditionnel, avec prééminence tantôt de l'une, tantôt de l'autre ; ils doivent être en fusion continuelle. L'élément masculin et explicite – le texte – doit ainsi féconder l'élément féminin et implicite – la musique – pour engendrer une expression complète de l'étendue du drame et des profondeurs humaines des personnages ».

PAVANS, Jean, « WAGNÉRISME » dans Encyclopædia Universalis, consulté le 14 novembre 2022, à l’adresse : https://www.universalis.fr/encyclopedie/wagnerisme/

« La notion de « Gesamtkunstwerk » désigne la fusion des arts (le théâtre, la musique, la poésie, etc.) dans une œuvre qui se constitue en totalité (signifiante). »

Till R. KUHNLE, “Anmerkungen zum Begriff Gesamtkunstwerk – die Politisierung einer ästhetischen Kategorie?”, Germanica, vol.10, 1992, p. 35-50, consulté le 06 novembre 2022, à l’adresse : http://journals.openedition.org/germanica/2085

L’utilisation du terme varie au regard des préoccupations disciplinaires des auteurs qui l’utilisent ; pour autant, il reste relatif à une fusion des arts qui serait le reflet d’une certaine harmonie ou unité au sein de la vie, comme l’indique l’historien de l’art Philippe Junod dans les lignes qui suivent :

« Victime d'une inflation récente, souvent galvaudé, il appartient à la catégorie de ces concepts que les Anglais qualifient de « portemanteau », chacun pouvant y accrocher sa propre définition. On peut classer celles-ci, qui varient d'un pays à l'autre, en diverses rubriques, qui se recoupent partiellement et peuvent revêtir des aspects esthétiques, philosophiques, psychologiques, anthropologiques, sociaux ou politiques. Leur dénominateur commun est une volonté de réunion, que ce soit celle des disciplines ou techniques artistiques, des cinq sens, de l'acteur et du spectateur, de l'art et de la vie, de l'art et de la science, voire de l'univers entier. »

JUNOD, Philippe, « Oeuvre d'art torale » dans Encyclopædia Universalis, consulté le 14 novembre 2022 à l’adresse : https://www.universalis.fr/encyclopedie/oeuvre-d-art-totale/

Le terme Gesamtkunstwerk est donc relatif à une fusion des disciplines, une totalité unificatrice dans les arts rendant difficile leur délimitation. Rapporté au design sous la locution de « design total », celui-ci va souligner la difficulté de distinction entre l’art et le design qui seraient eux-mêmes « subsumés sous le commercial1 » au sein de nos sociétés contemporaines. Le design étant total, il aura donc vocation à englober l’ensemble des créations.

2. De l’allemand au français

Le terme « Gesamtkunstwerk » vient de l’allemand, Gesamt signifiant « total » et kunstwerk « œuvre d’art »; c’est un substantif neutre selon le dictionnaire Pons2. Il est traduit en français par « œuvre d’art totale », « œuvre totale » ou encore « art total ». À la suite de sa popularisation, il est souvent repris sous sa forme originelle accompagnée de sa traduction française. Son acception, telle qu’elle a été pensée à l’origine, notamment par Richard Wagner, était teintée de la recherche d’un idéal humaniste/éthique prenant la forme d’une aspiration à un être « complet », imageant ainsi l’art en plectre géant ayant pour mission de « faire vibrer » toutes les cordes sensibles de l’être humain. L’occurrence ci-dessous nous permet de nous rendre compte de cette portée utopiste :

« Richard Wagner möchte mit seiner Kunst die Menschheit über sich hinaus führen und damit einen Beitrag für die Verwirklichung der Gesellschaft der Zukunft leisten3. »

PAPKLE, Kaja, Richard Wagners Konzeption des Gesamtkunstwerks, consulté le 02 novembre 2022, à l’adresse : http://webdoc.sub.gwdg.de/edoc/p/fundus/4/papke.pdf

Dans l’occurrence suivante, nous retrouvons également, selon le philosophe Günter Pöltner, la dimension unificatrice des différentes formes d’art inhérente au concept de gesamtkunstwerk :

« Schon der Name ‚Gesamtkunstwerk deutet das erste Ziel an: Es geht um eine Aufhebung der Kunstgattungen in die eine Kunst4 . »

PÖLTNER, Günter, “Wagners Idee des Gesamtkunstwerks”, Es gibt Kunstwerke - Wie sind sie möglich?, p.241-255, consulté le 02 novembre 2022, à l’adresse : https://doi.org/10.30965/9783846757802\_014

Comme bon nombre de traductions, il y a une simplification dans l’interprétation du terme. Effectivement, nous pouvons observer que la notion de Gesamtkunstwerk a tendance à perdre son sens relatif à l’idéal de complétude porté par Richard Wagner. Pour autant, elle conserve sa première signification relative à l’unification des différentes formes d’art.

3. Explication du concept

La notion de Gesamtkunstwerk ou « œuvre d’art totale » renvoie à un ensemble regroupant différentes formes d’art dans le but d’unifier l’expérience sensible du vivant. Michael Groneberg rapproche la démarche du romantisme allemand de la pensée grecque classique qui recherche les conditions de lunité humaine au-delà de ses divisions momentanées5. En effet, pour Wagner, « le théâtre grec est vu comme expression de la vie commune la plus aboutie. Parvenir à lart total sera donc le signe dune vie commune qui aura atteint le plus haut degré de bon fonctionnement6 ». À travers cet idéal utopiste la question qui se pose est celle de l’indistinction des valeurs et de la finitude de l’art. En effet, si l’art dans toutes choses peut faire référence à une certaine complétude, celle-ci peut être synonyme d’une perte des limites propres à chaque discipline et engendrer une fin de l’art, celui-ci, noyé sous le design et l’économie, n’ayant plus aucun « espace de jeu » au sein de l’espace culturel.

Dans son ouvrage « Design & crime », Hal Foster se saisit de cette notion de Gesamtkunstwerk qu’il rapproche du design sous l’appellation de « design total ».

En faisant référence au mouvement de l’Art nouveau sous la forme d’une « […] œuvre d’art totale » (Gesamtkunstwerk) réunissant les arts et l’artisanat7 », il mentionne sa réapparition dans les années 2000. Foster partage alors « […] l’intuition que nous vivons une seconde époque de confusion des disciplines, d’objets élevés au rang de mini-sujets, de design total - le style 20008 ».

4. Problématisation

Cette notion d’art total vue par Hal Foster sous l’angle d’un design devenu à son tour « total » fait écho à la problématique de la définition et délimitation du design au sein d’un contexte « où chaque chose, des projets architecturaux aux expositions d’art, en passant par les gènes et les jeans, semble être considérée comme du design9 ». En ce sens, Hal Foster partage la position de Vilém Flusser qui affirme que tout est devenu une affaire de design, en plaçant sa reproductibilité industrielle au centre de son indéfinition et indistinction. Il peut alors être aisé de tomber dans une généralisation du design sous l’angle d’une « esthétique industrielle » donnant lieu à des objets reproductibles et se bornant à servir les besoins d’une société de consommation.

Néanmoins, cette vision ignore l’aspect pluridisciplinaire du design qui, par son évolution, s’est atomisé en de nombreuses spécialités, ce qui a, certes, affaiblit sa définition, mais qui a aussi participé à son expansion et étendu son champ d’action, de réflexion et ses processus d’action. En ce sens, peut-on limiter l’acte de design à une intervention purement industrielle ? Les travaux d’Alain Findeli et Rabah Bousbaci ont tenté de faire un compte rendu de l’évolution des théories du projet en design en faisant apparaître différents modèles inhérents à la conduite d’un projet et à sa finalité10. De cette manière, le design n’apparaît plus seulement réduit à son intervention industrielle mais fait sens sous la large conception du projet, influencé par la posture du designer qui peut poursuivre des ambitions propres, investissant des champs de connaissance de plus en plus spécialisés. Le design ne peut donc pas être totalement réduit au design industriel ou aux produits et services qui trouvent une place dans l’économie de la consommation. En effet, il est désormais invité à s’inscrire dans une démarche responsable et sociale. Le positionnement adopté par Victor Papanek dans Design pour un monde réel11, paru en 1971, est désormais celui de nombreux designers, investissant des questions spécifiques et adoptant des points de vue sectoriels (défense de l’intérêt public, protection de l’environnement, valorisation des secteurs de la société tenus dans les marges…) qui peuvent se donner pour objet de participer à la construction d’un modèle social alternatif.

Gesamtkunstwerk

Figure 1. Gesamtkunstwerk, Emilie HUC

Emilie HUC, Master 1, « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.


  1. FOSTER, Hal, Design & crime, Paris, Amsterdam/Les prairies ordinaires, traduit par Christophe JAQUET, Laure MANCEAU, Gautier HERRMANN, Nicolas VIEILLESCAZES, 2019, p. 51. 

  2. Gesamtkunstwerk, dictionnaire en ligne PONS, consulté le 03 janvier 2023 à l’adresse : https://de.pons.com/%C3%BCbersetzung/deutsch-franz%C3%B6sisch/Gesamtkunstwerk 

  3. Traduction proposée : « Richard Wagner souhaite, par son art, conduire l'humanité au-delà d'elle-même et contribuer ainsi à la réalisation de la société du futur. » 

  4. Traduction proposée : « Le nom “Gesamtkunstwerk” (œuvre d'art totale) suggère déjà le premier objectif : Il s'agit d’une abolition des genres artistiques en un seul art. » 

  5. Groneberg, Michael, « Le Gesamtkunstwerk et l’homme entier. Essai sur l’actualité de l’art total », dans Études de lettres, 2018, p. 27-46, consulté le 10 novembre 2022, à l’adresse : https://doi.org/10.4000/edl.1081

  6. Groneberg, Michael, « Le Gesamtkunstwerk et l’homme entier. Essai sur l’actualité de l’art total », op. cit., p. 27-46. 

  7. FOSTER, Hal, Design & crime, Paris, Amsterdam/Les prairies ordinaires, traduit par Christophe JAQUET, Laure MANCEAU, Gautier HERRMANN, Nicolas VIEILLESCAZES, 2019, p. 47. 

  8. FOSTER, Hal, Design & crime, op. cit., p. 47. 

  9. Ibidem, p. 51. 

  10. FINDELI, Alain, BOUSBACI, Rabah, « L'éclipse de l'objet dans les théories du projet en design » dans, The Design Journal, 2005, VIII (3), p. 35-49. 

  11. PAPANEK, Victor, Design pour un monde réel, Paris, Mercure de France, 1971.