Alice Rawsthorn, « Chapitre 7. Problème de couleur en design »
Alice Rawsthorn, "Chapter 7. Design's Color Problem", in Alice Rawsthorn Design as an Attitude, Genève, JRP|Editions et Dijon, les Presses du réel, 2020, p. 75-85.
Ce que je cherche toujours dans mon travail, c'est à faire participer les gens. Je pense que c'est Amílcar Cabral, un révolutionnaire africain, qui a dit un jour : « Vous devez être capable de parler de manière à ce que même un enfant puisse vous comprendre ». J'ai réfléchi à cela et j'ai décidé que vous deviez même dessiner de telle sorte qu’un enfant puisse vous comprendre, afin de pouvoir toucher un large public sans perdre l'essence ou le sens de votre travail. En ce qui concerne mon travail avec le Black Panther Party, ce n'est pas que l'art soit venu par moi ou à travers moi, car c'était une interprétation et une expression collectives de notre communauté1.
Emory Douglas
« Qu'est-ce qu'un porc ? » est imprimé au-dessus d'une image grotesque d'un cochon boitillant sur une béquille, des larmes coulant sur son museau, des vêtements déchirés, des membres bandés et des moustiques bourdonnant autour de ses blessures. La réponse à la question est écrite en dessous : « Une bête de nature inférieure qui n'a aucun égard pour la loi, la justice ou les droits des gens ; une créature qui mord la main qui la nourrit ; un détracteur immonde et dépravé, que l'on trouve se faisant généralement passer pour la victime d'une attaque non déclenchée ».
Battle Fatigue est l'un des centaines de dessins réalisés pendant la lutte pour les droits civiques aux États-Unis, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, par le graphiste Emory Douglas qui, en quelques années, est passé du rôle d’artiste révolutionnaire à celui de ministre de la culture du Black Panther Party. Dépeignant le courage des victimes d'abus racistes et la brutalité des autorités à leur égard, les images de Douglas ont été publiées dans le journal The Black Panther et sur des affiches collées autour du siège du parti à Oakland, en Californie. Son style graphique distinctif, qui associe une ligne et des couleurs audacieuses à des images violentes ou poignantes, a créé une identité visuelle immédiatement reconnaissable pour le mouvement. Battle Fatigue, qu'il a dessiné en décembre 1967, a également inventé un mot devenu synonyme de répression policière dans le monde entier : « porc ».
Aussi doué soit-il, Douglas a découvert le design par hasard, après avoir été arrêté à l'adolescence et condamné à 15 mois de détention dans une Youth Training School à Ontario, en Californie. Il fut affecté à l'atelier d'impression, ce qui lui tint lieu de cours accéléré en typographie, mise en page et illustration. Une fois libéré, il a étudié le graphisme au San Francisco City College, qui était au cœur du mouvement de protestation des étudiants. Se lançant dans l'activisme, Douglas rejoignit le tout nouveau Black Panther Party en 1967 et proposa de l'aider en concevant le numéro de lancement de son journal officiel. Il a travaillé pour The Black Panther jusqu'à sa fermeture en 1980.
Douglas n'est pas aussi connu que l'on pourrait s'y attendre pour un designer si talentueux, prolifique et surtout doté d’une une histoire particulièrement picaresque. Mais il n'a pour autant pas été oublié. Le Museum of Contemporary Art de Los Angeles a présenté une rétrospective de son œuvre en 20072, suivie par le New Museum de New York en 20093. Ces deux expositions ont contribué à faire de ses graphiques pour les Black Panthers non seulement des éléments importants de l'identité visuelle « radical chic » du parti, mais aussi des modèles d'image de marque politique intelligente. Son travail fait désormais partie de la collection de design du National Museum of African American History and Culture (NMAAI-IC) à Washington DC.
Malgré cela, Emory Douglas demeure une figure singulière parmi l'élite des designers qui ont été jugés dignes de ces expositions aux États-Unis ou ailleurs, pour la raison profondément démoralisante qu'il est noir. Le design a longtemps été accusé d'être un « monde d'hommes », mais « un monde d'hommes blancs » serait plus exact, car c'est ce qui a été dépeint dans la plupart des livres, expositions et autres comptes rendus orthodoxes de l'histoire du design.
Des progrès ont été réalisés, grâce au récent succès de designers de couleur tels que l'architecte burkinabé Diebedo Francis Kéré, le designer de produits afro-américain Stephen Burks, le créateur de mode nigérian Duro Olowu et l'architecte britannique David Adjaye, né en Tanzanie de parents ghanéens. Pourtant, le design reste moins diversifié sur le plan ethnique que la plupart des autres disciplines créatives, voire que l'art, qui a ses propres problèmes d'inclusivité. Selon l'American Institute of Graphic Arts, 86 % des graphistes américains s’identifient comme caucasiens, ce qui est supérieur au chiffre comparable pour la population générale. La même disparité s'applique aux étudiants des écoles de design en Amérique du Nord et en Europe, bien que le nombre de designers et d'étudiants en design asiatiques ait augmenté régulièrement dans ces deux endroits.
Les conséquences sont désastreuses. Si le design entend réellement améliorer notre qualité de vie, il doit attirer les praticiens les plus talentueux et refléter les nuances, la complexité et les sensibilités de chaque branche de la société. Comment peut-il y parvenir s'il continue d'être dominé par un groupe démographique particulier, et privilégié de surcroît ? Les recherches d'Adjaye sur le patrimoine architectural africain ont enrichi le discours sur le design en général et pas seulement ses propres projets, qui comprennent le National Museum of African American History and Culture et l'extension du Studio Museum de Harlem. La créatrice de mode Grace Wales Bonner a eu un impact similaire dans son domaine en fondant ses collections sur son identité britannico-jamaïcaine, tandis que le travail du créateur de mode et directeur artistique afro-américain Virgil Abloh s'inspire à la fois de ses origines ghanéennes et de la lutte politique pour les droits civiques aux États-Unis. Pourquoi n'y a-t-il pas plus de créateurs de couleur connus du public pour partager leurs perspectives ?
Historiquement, il y a une explication simple : les designers de couleur souffraient de la même discrimination que leurs pairs dans d'autres domaines, qu’il s’agisse d’une ségrégation institutionnelle, comme aux États-Unis, ou le résultat d'un racisme personnel. Norma Merrick Sklarek est devenue l'une des premières femmes noires à obtenir l'autorisation d'exercer la profession d'architecte aux États-Unis après avoir obtenu son diplôme en 1950, mais elle n'a pas réussi à trouver une entreprise disposée à l'embaucher. Elle finit par rejoindre le département des travaux publics de New York. De même, lorsque Charles Harrison, étudiant en design industriel à l'école de l'Institut d'art de Chicago au début des années 1950, a postulé pour rejoindre l'équipe de design du groupe de distribution Sears, Roebuck, on lui a répondu qu'il était officieusement interdit d'employer des Afro-Américains. Harrison fut embauché par l'un de ses anciens professeurs et a travaillé pour une kyrielle de cabinets de conseil en design à Chicago, souvent sur des projets pour Sears, jusqu'à ce que la société lui offre un poste en 1961, faisant de lui son premier cadre afro-américain. Harrison fut rapidement promu au poste de responsable du design d'entreprise et, jusqu'à sa retraite en 1993, il a développé bon nombre des produits les plus réussis de Sears.
La plupart des autres designers afro-américains du XXe siècle travaillaient au sein de la communauté noire. Certains faisaient partie du mouvement de la contre-culture, comme Douglas, mais la majorité d'entre eux étaient employés dans l'industrie artisanale des sociétés de design afro-américaines, commandées par des clients afro-américains qui engageaient également des comptables, des avocats, etc. afro-américains. Sklarek et Harrison ont eu la particularité de pénétrer le courant dominant.
Au début du XXIe siècle, des designers noirs dynamiques comme Abloh, Adjaye, Bonner, Burks, Kéré et Olowu prospéraient aux États-Unis et ailleurs. Tous les designers de couleur que j'ai rencontrés ont fait l'expérience du racisme sous une forme ou une autre, qu'il s'agisse d'une discrimination illégale ou du fait d'être confondu avec une personne occupant un emploi subalterne. Fait révélateur, certains des hommes attribuaient ces problèmes à leur jeunesse, tandis que les femmes y étaient plus sensibles et ne savaient pas s'ils étaient déclenchés par leur origine ethnique, leur sexe, ou les deux. Les deux sexes se rappelaient également s'être sentis obligés de prouver leurs mérites en travaillant plus dur que leurs collègues blancs, surtout au début de leur carrière. Là encore, les femmes étaient plus sensibles à ce phénomène et ressentaient plus fortement la pression de l'excellence.
Quant aux écoles de design, la plupart d'entre elles attribuent le manque d'étudiants noirs à la pénurie de modèles de réussite, qui donneraient aux adolescents ambitieux le sentiment qu'ils peuvent eux aussi faire une carrière fructueuse dans le design. Ironie du sort, la nature compétitive de la pratique du design en fait un domaine relativement méritocratique où le succès tend à être déterminé par le talent, le charisme et le travail acharné, à moins, bien sûr, que les préjugés n'interviennent et ne refusent la chance de prouver sa valeur.
Il faut espérer que ces obstacles disparaîtront à mesure que de plus en plus de designers de couleur talentueux émergeront. Les efforts déployés pour célébrer les designers noirs des époques précédentes — comme Douglas avec ses expositions dans les musées, et Harrison qui est devenu le premier Afro-Américain à recevoir un prix national de design pour l'ensemble de ses réalisations en 2008 — devraient également être utiles. Il en va de même des débats et des colloques sur le design et la diversité ainsi que du travail des organismes professionnels, tels que l'Organization of Black Designers et l'initiative Diversity and Inclusion de l'American Institute of Graphic Arts aux États-Unis.
En Europe et en Amérique du Nord, les problèmes de diversité pourraient également être apaisés en élargissant la géopolitique culturelle du design. Au niveau international et tout au long du XXe siècle, l'influence culturelle dominante sur le design était le modernisme européen, qui a vu le jour en Europe centrale et orientale au début du XIXe siècle et fut exporté dans le monde entier, dès les années 1930 et 1940, par des émigrés4 fuyant les persécutions politiques.
Le modernisme européen se caractérisait principalement par l’utilisation de nouvelles techniques et par des principes de conception rationalistes pour produire de grandes quantités d'objets identiques, de qualité constante et à des prix relativement bas. Cette approche du design a favorisé la standardisation au détriment de la diversité, et les pays riches dotés d'importantes infrastructures industrielles par rapport aux économies émergentes. Même lorsque les pays en développement s'efforçaient de moderniser leur culture du design, ils avaient tendance à demander conseil aux designers occidentaux — comme l'a fait le gouvernement indien en commandant le rapport de Charles et Ray Eames à la fin des années 1950. Contrairement aux Eames et à Charlotte Perriand, qui ont réalisé un exercice similaire pour le gouvernement japonais au début des années 1940, bon nombre de ces designers conseillaient à leurs clients d'adopter les modèles occidentaux d'industrialisation.
L'un de mes exemples préférés du rôle du design dans la libération et la modernisation de l'identité d'une nation est le travail de l'architecte paysagiste Roberto Burle Marx pour le Brésil du XXe siècle. Comme la plupart des riches Brésiliens, Burle Marx a grandi parmi les roses, les tulipes et autres plantes européennes importées pendant l'ère coloniale. Ce n'est qu'après avoir visité les jardins botaniques de Berlin, alors qu'il y étudiait l'art dans les années 1920, qu'il a découvert la beauté des plantes, des arbres et des herbes indigènes du Brésil que ses compatriotes considéraient comme des mauvaises herbes. Burle Marx a consacré sa carrière à la culture d'espèces indigènes, dont beaucoup ont été rapportées d'expéditions de recherche botanique dans la forêt tropicale. Il les a plantées dans les jardins et les parcs qu'il a conçus dans un style moderniste tropical luxuriant, y compris dans les esplanades des ministères de la nouvelle capitale politique du Brésil, Brasilia, et sur la joyeuse promenade de deux milles et demi de la plage de Copacabana à Rio de Janeiro.
La passion et l'optimisme avec lesquels Burle Marx a exprimé sa vision du Brésil étaient exceptionnels pour l'époque. Pourtant, les progrès technologiques amenuisent à présent les avantages économiques de la standardisation en permettant d'entreprendre plus rapidement, à moindre coût et plus facilement des projets architecturaux et industriels ambitieux dans les économies développées ou en développement, et en permettant de plus en plus d’en personnaliser les résultats. À mesure que ce processus s'accélèrera, les designers pourront devenir plus expressifs en reflétant dans leur travail les subtilités de leurs identités culturelles, y compris l'ethnicité, tout comme ils le feront en ce qui concerne le genre.
Les outils numériques, qui alimentent l’essor des projets de design attitudinal chez les designers indépendants et les entrepreneurs du design en Amérique du Nord et en Europe occidentale, font de même en Afrique, en Amérique latine et en Asie du Sud. Certains designers de ces régions se sont hissés à l'avant-garde de technologies en plein essor, comme les innovations médicales de l'Internet des objets africains, parmi lesquelles le moniteur cardiaque Cardiopad d'Arthur Zang et le dispositif de diagnostic oculaire Peek Retina développé par Peek Vision. Tout aussi ingénieux sont les projets de design entrepreneurial, comme l'initiative Ghana Bamboo Bikes. Basée à Kumasi, dans le sud du Ghana, elle a été fondée en tant qu'entreprise sociale à but non lucratif par Bernice Dapaah, diplômée en études commerciales, qui s'est associée à un groupe d'étudiants en ingénierie pour concevoir des vélos légers et robustes fabriqués à partir de bambou abondant et à croissance rapide. Ils ont depuis formé à la fabrication de ces vélos plusieurs dizaines de personnes, principalement des jeunes femmes, qui avaient auparavant du mal à trouver un emploi5.
La culture africaine du design devrait également être renforcée par les récents investissements dans de gigantesques programmes d'infrastructure. Parmi ceux-ci figure la production d'énergie propre et renouvelable qui favorise mêmes les endroits qui étaient géographiquement désavantagés pendant l'ère industrielle par leurs climats extrêmes autant que par un manque d'investissement. L'Uruguay, le Paraguay et le Costa Rica tirent déjà plus de 20% de leur électricité de l'énergie éolienne, solaire et hydroélectrique. Le Maroc a des projets ambitieux pour ses centrales solaires récemment construites, tout comme l'Afrique du Sud. Ces projets promettent de transformer l'économie de ces pays en réduisant leur dépendance à l'égard des importations coûteuses de combustibles fossiles et en leur permettant de générer de nouvelles sources de revenus en exportant l'énergie excédentaire, mais ils devraient également laisser en héritage une expertise en matière de design et d'ingénierie qui pourra être appliqué de manière constructive à d'autres domaines.
Tous ces projets — petits et grands — devraient inciter les designers africains à développer des idées toujours plus ingénieuses et ambitieuses, tout en encourageant leurs homologues d'autres pays à faire preuve de plus de perspicacité et de générosité pour favoriser une plus grande diversité et une meilleure intégration au sein de leurs propres communautés de designers. Ce n'est que lorsque cela se produira que nous pourrons être sûrs de tirer le meilleur parti des talents disponibles en matière de design.
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Interviews, "Emory Douglas As Told to Courtney Yoshimura” : https://www.artforum.com/word/id= 64411 ↩
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L'exposition The Black Panther: The Revolutionary Art of Emory Douglas s’est tenue au Museum of Contemporary Art de Los Angeles du 21 octobre 2007 au 24 février 2008. ↩
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Emory Douglas : Black Panther a été présentée au New Museum, New York, du 22 juillet au 18 octobre 2009. ↩
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[En français dans le texte.] ↩
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En promettant de planter dix nouveaux bambous pour chaque vélo utilisé, la Ghana Bamboo Bike Initiative espère contribuer à mettre un terme à la déforestation et à l'érosion des sols dans les zones rurales du Ghana. ghanabamboobikes.org. ↩