FRÉCHIN, Jean-Louis, Le design des choses à l'heure du numérique, Limoges, FYP éditions, 2019.

Le préambule du livre de Jean-Louis Fréchin pose son programme : « Cet essai est un désir, celui de révéler le cadre des potentiels [du design], de ses tensions, de ses propositions, mais aussi de ses positions et de ses utopies1 ». Car le design est aujourd'hui en phase avec un bouleversement complet, celui du numérique dans nos sociétés, où il s'y est abîmé, selon l'auteur, en servant les intérêts d'une captation marchande et addictive de notre attention, et non celui d'une augmentation de nos désirs et de nos usages. Dès lors, il s'astreint à la tâche de dévoyer le dévoiement en ouvrant le design « à l'heure du numérique » et de l'anthropocène vers des pratiques et des méthodologies humanistes, principe régulateur véritable de tout acte de design selon lui.

Pour ce faire, son essai propose d'une première partie sur l'histoire du design. Son origine y est le designo de la Renaissance, c'est-à-dire cette synthèse de la conception et de la réalisation avec un intérêt important pour les sciences et les techniques. Le designo pour devenir design s'entrechoque avec la dimension sociale de la Saline royale d'Arc-et-Senans de Claude Nicolas-Ledoux, avec la pratique critique des machines industriels par William Morris, la théorie de la formation du Bauhaus de Walter Gropius comme l'importance de l'habitat chez les designers italiens (par exemple les Meubles Containers d'Ettore Sottsass). Cette tradition lui permet de trouver la spécificité du design, non pas celle d'un univoque enjolivement découlant d'une tradition décorative royaliste, ni même d'une « industrialisation de la créativité2 » comme le pratiquait Raymond Loewy3, mais bien celle de la création « du sens, de l'intelligence et des valeurs4 » de nos quotidiens.

Puis, il s'intéresse à la notion d'objet, opposée à celle de marchandise, objet dégradé où l'intérêt concerne principalement sa valeur économique, en notant qu'il est à la fois porté par une ou plusieurs fonctionnalités mais aussi par des caractéristiques poétiques, c'est-à-dire « l'esthétique, la symbolique, les perceptions, les signes, etc5. » Il est ce qui cristallise une époque, qui porte dans sa matière une manière d'être en relation au monde et aux autres personnes. Là où la société industrielle organisait la production, elle produisait l'identique et noire Ford T ; quand elle organisait la consommation et la vente, elle produisait la sensuelle et personnalisable Citroën DS ; et à l'heure du numérique, elle produit la Tesla Model S qui s'améliore sans cesse grâce à des mises à jour. Elle serait un parfait exemple de ce que Jean-Louis Fréchin nomme comme étant un « néo-objet », c'est-à-dire un objet réticulaire, connecté, dynamique et plastique. Les « néo-objets » sont les objets paradigmatiques du numérique puisqu'en favorisant l'ubiquité de la connexion, nos objets ne sont « jamais [plus] solitaires ni orphelins6 ».

Cette réflexion sur cette mutation le porte à poser la question de leur forme en tant qu'elle met en crise la célèbre maxime du design « la forme suit la fonction ». En effet, puisqu'un téléphone propose des fonctions d'une grande diversité au sein d'une forme toujours similaire, il met de fait en échec le fonctionnalisme traditionnel. La forme du numérique n'est plus donc la volumétrie mais l'interface. L'interface lui permet d'expliciter une « éthique du design7 ». Il favorise l'une de deux pratiques numériques possibles : celle de l'UA (« User Activity8 », qu'il forge) ouvrant à une « scénographie d'usages9 », analogue pour l'utilisateur d'un logiciel à la scénographie qui produit des espaces ouverts à la déambulation portée par la curiosité, le désir, vers une activité créatrice ; et l'UX (User Experience), banalisant l'expérience en une simple rencontre linéaire entre un interface qui nous lit voire asservit notre attention pour la transformer en valeur économique, et un ressenti mécanique et espéré par les concepteurs. En favorisant une de deux postures possibles : celle confortée par une méthodologie stricte et générique (recherche sur le comportement, esquisse, prototype, itération) bardée d'archétypes froids produisant des innovations de façades et celle affirmant le designer comme un auteur, c'est-à-dire comme un individu porté émotionnellement et poétiquement, utilisant la maïeutique tant sur lui-même que sur ses clients. Ainsi cette « éthique du design » est tout à fait en phase avec l'humanisme car, tout comme lui, elle vise à remettre l'humain au centre face à la production de capitaux, afin d'émanciper les individus de conduites stériles, se base sur les arts, les techniques et l'innovation qui doit toujours absorber « les mutations de son époque pour les transformer en progrès social10 », et ouvre sa pratique au doute et non à des chemins méthodologiques définitivement.

Alban FAUGEROUX, Licence 3 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.


  1. FRÉCHIN, Jean-Louis, Le design des choses à l'heure du numérique, Limoges, FYP éditions, 2019, p. 13. 

  2. FRÉCHIN, Jean-Louis, op. cit., p. 121. 

  3. LOEWY, Raymond, La laideur se vend mal, Paris, éditions Gallimard, 2017, chap. 18. 

  4. FRÉCHIN, Jean-Louis, Le design des choses à l'heure du numérique, op. cit., p. 79. 

  5. Ibidem., p. 93. 

  6. Ibid., p. 104. 

  7. Id., p. 218. 

  8. Id., p. 177. 

  9. Id., p. 179. 

  10. Id., p. 202.