LEBAHAR, Jean-Charles, Le design industriel : sémiologie de la séduction et code de la matière, Marseille, éd. Parenthèses, 1994.
Dans Le design industriel : sémiologie de la séduction et code de la matière, Jean-Charles Lebahar s’interroge sur les différentes origines de la force de séduction exercée par les produits de design industriel sur les consommateurs. En conséquence, l’auteur va examiner l’objet culturel qu’est le produit de design industriel, se pencher sur sa place dans notre société de consommation actuelle. Il va également questionner les aspects technico-économiques du produit fabriqué, sans omettre de discuter la place du designer industriel dans ce processus de conception et de production. Quel rôle celui-ci détiendra-t-il dans la fabrication, à la fois symbolique et technique, de cet objet culturel ?
L’auteur émet le postulat suivant : un lien s’établit, au sein de chaque projet industriel, entre des aspects technico-économiques, d’une part, et une éloquence imaginaire et symbolique des produits fabriqués, d’autre part1. Ce lien place le produit de design au croisement des arts et de l’industrie, mais toujours sous le contrôle de la réalité économique. Le designer, quant à lui, est un médium, un intermédiaire entre les désirs imaginaires et symboliques de l’utilisateur, et les contraintes techniques des ingénieurs. Le designer est celui qui rend possible la génétique hybride du produit industriel, celle d’être à la fois objet de désir et d’expression pour son utilisateur, résultat de performance technique pour les ingénieurs et industriels. Son rôle, à la fois symbolique et technique, est donc central dans la conception et la production du produit de design2.
Comme l’indique le titre de l’ouvrage, l’argumentation de Jean-Charles Lebahar se construit en deux temps. Il s’intéresse tout d’abord à la « sémiologie de la séduction »; intérêt qu’il développe dans les cinq premiers chapitres. Pour l’auteur, les rapports de l’homme avec son image, avec autrui, mais aussi avec son environnement, sont à l’origine des significations profondes, à la fois imaginaires et symboliques, des produits de design : « L’homme n’utilise pas que la parole et le discours pour se représenter à lui-même et aux autres, il utilise les objets de design3», écrit-il. Bien que fabriqués en série, les produits de design sont porteurs d’imaginaires et de symboles permettant à son utilisateur, d’une part, de se représenter à lui-même en faisant de ce produit, un « objet d’appropriation et d’investissement affectif personnel4», et d’autre part, de se représenter à autrui, au moyen d’un objet standardisé et social. Ce double pouvoir fait du produit de design un objet de désir, intime et social. Le cinquième chapitre opère une transition dans la thèse de l’auteur, entre la vocation du designer à manipuler des symboles et des regards, et la prise en compte nécessaire de contraintes matérielles. L’étude sémiologique du design devient à son tour hybride, à la fois esthétique et opérationnelle. Pour l’auteur, la séduction passe également par l’ergonomie des produits de design, c’est-à-dire, par le plaisir fonctionnel. L’ergonomie, qui n’était jusqu’alors qu’une simple commodité nécessaire, une mise au point technique, devient esthétique. Le produit de design industriel se veut fonctionnel et doté d’un charme ergonomique. La seconde partie de l’argumentation de Jean-Charles Lebahar concerne le « code de la matière », mais aussi tout l’environnement opérationnel du designer, l’organisation sociale et technique autour du travail de design. Les « exigences congénitales » du produit de design industriel, à savoir celles de remplir ses fonctions, d’être adapté aux contraintes de son environnement, et de permettre à son éloquence symbolique de mobiliser l’imaginaire des utilisateurs entraînent des coûts. Le syllogisme de l’auteur permet de comprendre ces problématiques industrielles : « Toute décision de design est un choix technique, or tout choix technique est un choix financier, donc toute décision de design est un choix financier5». Le pouvoir imaginaire original du designer est ainsi constamment confronté à des contraintes technico-économiques. Néanmoins, ce sont justement ces contraintes opérationnelles qui vont nourrir la sémiologie du design, et être à l’origine de la force de séduction des produits de design industriel.
Pour asseoir sa thèse et comprendre les mécanismes industriels, l’auteur s’appuie sur différentes bases explicatives — sciences humaines et sociales —, à savoir la sémiologie, l’ethnologie, la psychanalyse et l’anthropologie. Il développe également son argumentation autour de concepts clés. Dans son étude de la consommation moderne et des systèmes de signes qui l’accompagne, Jean-Charles Lebahar s’attarde sur le concept de « mode » qu’il décrit comme un code commun de symboles, « une norme symbolique par rapport à laquelle l’imaginaire du designer se positionne6». L’auteur se penche également sur le « marketing », concept qui se fonde sur l’analyse et les résultats d’enquêtes des besoins, désirs et attentes des consommateurs pour définir des actions et adapter son offre commerciale. Le marketing intéresse le design notamment pour ses diagnostics et études de marché, qui vont orienter la conception et la fabrication du produit de design industriel vers une stratégie commerciale de vente et de promotion. L’ouvrage aura également été l’occasion, pour l’auteur, de revenir sur le concept d’ « ergonomie » et de l’appliquer au design industriel. L’ergonomie, qui était à l’origine relative uniquement à l’aspect fonctionnel d’un objet, possède un intérêt esthétique sous cet ouvrage. Enfin, la « matière », entendue comme substance malléable, détient une place prépondérante dans la fin de l’ouvrage, celle-ci étant considérée comme un « environnement nécessaire » pour le designer.
L’ouvrage de Jean-Charles Lebahar, Le design industriel : sémiologie de la séduction et code de la matière, s’inscrit dans la lignée de la théorisation du design industriel, au côté d’auteurs et designers comme Vilém Flusser, Jacques Viénot, ou encore, Paul et Étienne Souriau. Depuis la révolution industrielle, le design industriel n’a cessé de redéfinir ses fonctions et limites, allant de simple manufacture à « art machinique ». C’est l’idée que Jacques Viénot transmet dans son code déontologique intitulé Lois de l’esthétique industrielle ; lois que Jean-Charles Lebahar n’hésite pas à exploiter et expliciter au travers de divers concepts et exemples. Il reprend notamment la « loi commerciale » pour l’appliquer aux pratiques marketing modernes, ou encore, la « loi du style » pour exposer de nouveaux aspects de la mode. Il valide également la « loi de la satisfaction », qui fait appel aux sens, à travers l’étude de l’ergonomie du produit de design industriel. « L’esthétique industrielle » est une esthétique des sens. Par ailleurs, la « loi de probité », qui défend l’esthétique, donc le design, contre le procès de dissimulation, mensonge et tromperie, est rappelé dans notre ouvrage par la formule suivante : « La vérité du produit consiste à ne mentir ni sur ses entrailles, ni sur l’authenticité d’un rapport à l’utilisateur. Ce n’est pas une question de morale, c’est une question d’efficacité industrielle : un produit design qui trompe son monde ou qui ne sait pas lui parler, ne survit pas7 ». Cette quête de la vérité rappelle les préoccupations éthiques portées par Vilém Flusser. Enfin, il est possible de constater, chez tous ces auteurs, une réconciliation, voire une union entre les arts et l’industrie. L’ouvrage de Jean-Charles Lebahar pourrait donc être considéré comme la continuité d’une tradition de théories et pratiques de design industriel. Ces théories et pratiques sont néanmoins actualisées avec notamment l’étude des nouvelles technologies et de l’influence de l’informatique sur le champ.
Célia OUTEMZABET, Master 1 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.
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LEBAHAR, Jean-Charles, Le design industriel : sémiologie de la séduction et code de la matière, Marseille, éd. Parenthèses, 1994, p. 6. ↩
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Il écrit par exemple : « La division du travail, la conduite finalisée des décisions et les résolutions de problèmes de génétique industrielle […] n’atteignent la cohérence d’un produit de design qu’à travers le projet esthétique et imaginaire du designer professionnel ». Cf. LEBAHAR, Jean-Charles, Le design industriel : sémiologie de la séduction et code de la matière, op. cit. , p. 114. ↩
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LEBAHAR, Jean-Charles, Le design industriel : sémiologie de la séduction et code de la matière, op. cit., chap. 1, p. 19. ↩
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Ibidem, chap. 3, p. 31. ↩
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Ibid, chap. 6, p. 85. ↩
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Id., chap. 4, p. 50. ↩
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Id., p. 61. ↩