ZANCAN, Roberto, L’architecture par l’intérieur, Genève, MétisPresses, vuesDensembleEssais, 2018.

Avant de problématiser L’architecture par l’intérieur de Roberto Zancan, il est important de noter que celui-ci propose de présenter les principaux enjeux de l’architecture d’intérieur à la manière d’un primer. Un primer est un ouvrage qui vise à enseigner les principes fondamentaux d’une discipline, ici l’architecture d’intérieur. Le livre qui nous intéresse regroupe une sélection de textes présentés lors de deux colloques organisés à la filière d’Architecture d’Intérieur de la HEAD, à Genève, par Nathalie Pierron. Il n’a donc pas d’ambition encyclopédique mais vise à se questionner et à inspirer les lecteurs. Cet ouvrage questionne les concepts d’intérieur et d’intériorité dans l’architecture d’intérieur au travers de textes et d’une série de documents iconographiques. C’est en se basant sur une citation de Bruno Zevi qui donne « une centralité absolue à l’architecture d’intérieur de l’intérieur, faite par l’intérieur et pensée à partir de l’intérieur1 » que Roberto Zancan, professeur à la HEAD-Genève, va repenser la discipline que constitue l’architecture d’intérieur. Selon lui, l’architecture d’intérieur ne peut être dissociée de l’architecture car l’intérieur serait « profondément architectural2 ». Effectivement, il met en avant le fait que l’architecte d’intérieur travaille avec les architectes afin de « produire un environnement global construit, matériel, atmosphérique et représentatif3 » de la demande. La problématique de l’auteur est donc : en quoi l’architecture d’intérieur peut-elle être considérée comme indissociable de l’architecture ?

La thèse défendue est que l’architecture d’intérieur ne consiste pas simplement à penser les matériaux c’est-à-dire « l’aménagement, le revêtement, l’ameublement et la décoration4 » présents dans la construction. Il pousse à voir l’architecture d’intérieur comme une pratique qui nécessite de penser l’espace à partir de l’intérieur vers l’extérieur. Pour cela, d’après Zancan, il faudrait créer des formations qui traitent de l’« intérieur » en mettant l’accent sur « l’intérieur public5 » car, le principe fondamental pour créer de l’intérieur, se base sur la compréhension du comportement des individus qui pensent et occupent l’environnement public de la ville : cela est « essentiel pour créer un foyer pour tous6 ». En effet, c’est dans les lieux publics que tout se passe, les individus sont eux-mêmes dans leur spécificité tout en ayant conscience des personnes et des choses qui les entourent. L’architecte d’intérieur doit s’imprégner de ces environnements en s’immergeant dans ceux-ci afin de les comprendre. C’est donc en définissant un lieu par ce que les individus en font que l’on peut créer de « l’intérieur ». L’architecte d’intérieur doit donc créer des intérieurs « dans et de ce monde7 » c’est-à-dire un environnement en lien avec les individus qui le côtoient tout en prenant en compte le monde dans lequel nous vivons.

Dans ce primer, Roberto Zancan construit son argumentation à la suite d’études de plusieurs textes présentés lors de deux colloques. Il commence tout d’abord par définir les origines des intériorités en se basant sur six exemples d’« intérieurs mythiques8 » divers mais liés : « la cabane de Vitruve9 », « la grotte préhistorique10 », « la caverne de Platon11 », « l’antre de Trophonios12 », « l’auditoire de Freud13 » et « la station spatiale de Sloterjdik14 ». Roberto Zancan, explique ensuite comment appréhender l’espace au travers du « diagramme de Vignole15 ». Appréhender l’espace est primordial car une mauvaise compréhension de celui-ci « limitera globalement la spatialité de l’environnement16». Cette compréhension étant primordiale, elle implique que l’architecte doit créer un espace en pensant aux autres. Ne pas simplement s’arrêter sur le côté théorique de créer un espace mais aller bien plus loin. Ayant le rôle de l’« observateur-concepteur17 », il doit s’approprier l’espace c’est-à-dire créer une proximité avec le lieu. Pour cela il doit entrer en immersion : pour produire un intérieur il doit comprendre les dimensions sociales, politiques, économique et spatiales d’un lieu. En faisant cela, l’architecte pense non plus seulement l’espace mais l’intérieur. Il pense cet intérieur comme s’il allait y vivre d’où cette idée d’adopter l’espace pour pouvoir créer un environnement ; environnement qui « aura une influence sur notre façon de vivre, d’agir et d’être18 ». En explicitant la notion d’espace, Roberto Zancan introduit la question de l’intérieur19 qu’il va traiter dans la suite de son argumentation. Il défend le fait que l’intérieur devrait être conçu en rapport avec le monde. En effet, l’intérieur ressortit au domaine privé mais, pour qu’il existe un domaine privé, il faut un endroit en dehors qui serait le domaine public. À la suite de cela, il va intégrer à la question de l’intérieur le concept du numérique car celui-ci prend une place importante dans le quotidien des individus ce qui va entraîner une friction avec l’habitabilité c’est-à-dire la qualité des espaces de vies car « "l’ailleurs" et "l’autre20 "» entrent dans la sphère du domestique. Par la suite, son argumentation s’oriente vers le concept de l’intérieur à l’ère industrielle. Il naît une nouvelle forme de spatialité dans une nouvelle société. Effectivement, la séparation entre espace intérieur et extérieur devient de plus en plus floue ; « il y a de l’espace plié et déplié, des espaces dans de l’espace et une spécificité de site par rapport à des "non-lieux" neutre21 ». À la fin de son argumentation, il va parler de la complexité de l’intériorité dans la société contemporaine. Il est important que la relation entre le logement et l’habitant soit comprise par le designer afin que, lors de la conception de l’intérieur, celle-ci réponde un maximum aux besoins du ou des habitants car, si cette relation n’est pas comprise, cela peut entraîner une forme « aliénation 22 ». Cependant, il souligne que cette aliénation peut parfois être délibérée. Dans ce cas, le designer ne réalise pas un intérieur qui répond aux besoins de l’habitant.

Roberto Zancan fonde son argumentation sur deux concepts clés. Il développe notamment celui d’« observateur-concepteur » en s’appuyant sur le diagramme de Vignole. L’observateur-concepteur, c’est-à-dire les architectes et designers, doivent maintenir un équilibre qui résulte de l’incarnation de l’individu dans l’environnement. C’est dire que l’architecte doit entrer en immersion et adopter l’espace comme s’il était l’individu pour qui il réalise l’intérieur. Il doit également avoir une connaissance de la spatialité et le contrôle de la mesure et de la proportion afin de produire une spatialité adéquate à l’environnement pour que celui-ci soit fonctionnel. L’auteur va développer son argumentation tout en étayant ses propos sur des documents iconographiques qui usent de la technique du « reverse rendering23 » ; technique consistant à partir de photographies pour reconstruire une image de bâtiments perdus, détruits ou jamais construits afin de faire ressentir l’ambiance et l’empreinte spatiale du lieu.

Ce livre est important dans le champ théorique du design car il correspond à l’un des grands nœuds de l’histoire du design : la complexité. L’ouvrage de Roberto Zancan n’est pas complexe dans le sens compliqué, mais bien dans le sens de riche. Tout d’abord, il lie l’architecture d’intérieur longtemps considérée comme un art mineur et l’architecture. Il est courant de penser que l’architecte d’intérieur s’occupe uniquement des matériaux présents dans l’habitation mais Roberto Zancan pousse le lecteur à voir l’architecture d’intérieur autrement. En effet, dans cet ouvrage, l’auteur fonde son argumentation sur l’utilisateur et son bien-être. Ceci fait écho à des questionnements apparus dans l’histoire du design notamment chez Don Norman qui développe un design centré sur l’utilisateur. Ce design s’intéresse à l’expérience utilisateur c’est-à-dire à la cognition, aux émotions, à la mémoire, à la perception et aux actions de l’individu. On retrouve cette idée dans l’approche du domaine de l’architecture d’intérieur de Zancan. Le fait de prendre en compte les utilisateurs, leur éviterait de tomber dans une « aliénation » vis-à-vis de leur logement. En faisant cela Zancan critique ouvertement les designers qui produisent des intérieurs en série pour répondre « aux organisations qui profitent de la consommation du design ». Cependant, à trop vouloir se concentrer sur l’expérience de l’individu, il se peut que cela réduise les possibilités de production d’intérieurs et donc que cela relance une nouvelle façon de consommer l’intérieur sur le marché du design.

Sherley DARGOS, Licence 3 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023. 


  1. ZANCAN, Roberto, « L’architecture par l’intérieur », dans L’architecture par l’intérieur, Genève, MétisPresses, vuesDensembleEssais, 2018, p. 7. 

  2. ZANCAN, Roberto, « Une architecture pour l’intérieur », dans L’architecture par l’intérieur, op. cit., p. 74. 

  3. ZANCAN, Roberto, « Une architecture pour l’intérieur », dans L’architecture par l’intérieur, op. cit., p. 75. 

  4. Ibidem, p. 74. 

  5. Ibid, p. 78. 

  6. Id. 

  7. Id., p. 82. 

  8. ZANCAN, Roberto, « Mythes de la caverne », dans L’architecture par l’intérieur, op. cit. , p. 26. 

  9. Ibidem, p. 27. 

  10. Ibid., p. 30. 

  11. Id., p. 33. 

  12. Id., p. 38. 

  13. Id., p. 45. 

  14. Ibid., p. 47. 

  15. ZANCAN, Roberto, « Au-dedans. Un manifeste contre l’architecture orientée vers l’objet », dans L’architecture par l’intérieur, op. cit., p. 60. 

  16. Ibidem, p. 61. 

  17. Ibid., p. 60. 

  18. Id, p. 65. 

  19. ZANCAN, Roberto, « Une architecture pour l’intérieur », dans L’architecture par l’intérieur, op. cit., p. 73-82. 

  20. ZANCAN, Roberto, « Sociabilités domestiques et numérique », dans L’architecture par l’intérieur, op. cit., p. 90-96. 

  21. ZANCAN, Roberto, « Espace et spatialité dans l’architecture moderne et contemporaine », dans L’architecture par l’intérieur, op. cit., p. 103-147. 

  22. ZANCAN, Roberto, « L’intériorité comme code de relations complexes », dans L’architecture par l’intérieur, op. cit., p. 163. 

  23. ZANCAN, Roberto, « Du projet à l’imaginaire », dans L’architecture par l’intérieur, op. cit., p. 18.