1. Définition
Le terme « honte prométhéenne » est utilisé par Günther Anders pour désigner la honte ressentie par l’homme face à des machines qui le dépassent et qu’il a lui-même fabriquées. Anders en donne une définition dans L’Obsolescence de l’homme:
« Je l’appelle la “honte prométhéenne”, et j’entends par là la honte qui s'empare de l'homme devant l'humiliante qualité des choses qu'il a lui-même fabriquées».
ANDERS, Günther, L'Obsolescence de l'homme, Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle (1956), Paris, Éd. de l'Encyclopédie des nuisances, Éd. Ivrea, 2002, p. 37.
Cette notion est aussi expliquée par Edouard Jolly, qui fait une analyse du texte de Anders dans Nihilisme et technique : Étude sur Günther Anders où il écrit :
« L’instance devant laquelle la honte naît serait une chose technique, un produit, aboutissement d’un processus de fabrication et non du déploiement d’un devenir, tel qu’autrui. L’homme, face à la perfection de l’instrument qu’il a fabriqué, aurait honte de lui-même, de son origine contingente d’être-né ».
JOLLY, Édouard. « La honte Prométhéenne » dans Nihilisme et technique : Étude sur Günther Anders [en ligne], Toulouse, EuroPhilosophie Éditions, 2017 (consulté le 27 octobre 2021). Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/europhilosophie/248.
Cette occurrence vient renforcer la posture de Anders. La contingence de l’existence de l’homme, à l’inverse de la machine qui existe telle qu’elle est sans variation d’état possible, est la raison de sa honte. Cette notion est par conséquent un terme nouveau, apparu avec la Révolution Industrielle : c’est à ce moment-là que les machines et la technique ont dépassé l’homme. Anders conceptualise un phénomène qu’il a lui-même observé, et qu’il n’avait jamais vu auparavant.
2. De l’allemand au français
Le terme « honte prométhéenne » est une traduction littérale de l’allemand
« prometheischen Scham », dont la signification est correctement traduite en français, comme le montrent ces occurrences. La notion de honte se retrouve d’abord chez Nietzsche1, qui la définit comme :
« Zentrum. - Dieses Gefühl: “Ich bin der Mittelpunkt der Welt !” tritt mit großer Intensität auf, wenn man plötzlich von Scham überwältigt wird; dann ist man in der Mitte des Aufwachens wie betäubt und fühlt sich von einem einzigen riesigen Auge geblendet, das von allen Seiten auf uns und in unser Inneres schaut2 ».
NIETZSCHE, Friedrich, « Aurore », dans Œuvres, Tome 1, Paris, Robert Laffont, tr. fr. H. Albert, 1993, § 352, p. 1139.
Si cette définition de la honte correspond à celle qui est donnée dans L’Obsolescence de l’homme, la définition d’Anders vient apporter des précisions de contexte. En effet, il ne parle pas de l’état générique de honte, mais bien de honte prométhéenne, donc de honte face aux machines, face au non vivant, comme le montre la citation suivante :
« Nicht deshalb weil er nichts von ihm selbst nicht Gemachtes mehr duldete, will er sich selbst machen; sondern deshalb, weil auch er nichts Ungemachtes sein will. Nicht, weil es ihn indignierte, von Anderen (Gott, Göttern, der Natur) gemacht zu sein; sondern weil er überhaupt nicht gemacht ist und als nichtgemachter allen seinen Fabrikaten unterlegen ist. [...] Auch in seiner “prometheischen Scham” zieht der Mensch ja das Gemachte dem Macher vor; auch hier akkordiert er ja dem Gemachten den höheren Seinsrang3 ».
ANDERS, Günther, Die Antiquiertheit des Menschen : Über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, Munich, C. H. Beck, 1956, p. 25.
Cette occurrence montre aussi la confiance supérieure accordée par l’homme envers ce qu’il fabrique plutôt que celui qui fabrique, ainsi que la volonté de lui-même se modifier et se fabriquer afin de ressembler aux machines.
3. Explication du concept
Selon Günther Anders, la honte prométhéenne est la honte ressentie par l’homme face à des machines qui le dépassent. D’abord, la honte n’est pas une action mais un état, un sentiment, un rapport avec soi-même qui échoue. Aussi, si celle-ci se manifeste, c’est parce que le monde qui nous entoure n’est pas « aveugle ». Lorsque nous sommes honteux, nous avons en effet l’impression que le monde entier nous a vu et nous observe même lorsque nous ne sommes entourés que d’objets. Nous ne sommes pas hermétiques à ce qui nous entoure, donc nous pouvons être honteux face au non-vivant. La honte est normale, selon les termes de Anders. Il n’y a pas de honte à avoir honte car l’homme a accepté la supériorité de la machine. L’homme est conscient d’être une construction défectueuse et c’est pour cela qu’il a honte, il est périssable4 contrairement à la machine. En tant qu’humains, nous assistons progressivement à une déshumanisation et à l’avènement des robots : l’homme a par conséquent honte parce que les robots lui sont supérieurs, et parce que même en essayant de s’améliorer il n’arrivera jamais à leur niveau, les robots étant par définition améliorables à l’infini. Il a honte aussi parce que des machines le remplacent sur ordre d’autres hommes, étant jugées plus efficaces, plus impartiales et faisant moins d’erreurs. En essayant de dépasser à nouveau les machines, l’homme renonce à être lui-même en prenant pour modèle ses instruments, et par extension il renonce aussi à sa liberté.
4. Problématisation
Le rapport que Anders décrit entre l’homme et la machine existe aussi dans le champ du design. Le design peut se révéler être un dispositif qui contrôle le comportement des usagers, par exemple le dispositif scénographique. La disposition d’une exposition induira un certain comportement de la part de l’usager qui se sentira honteux s’il ne suit pas le parcours qui lui est donné. Cela provoque donc un état de honte chez les hommes qui sont confrontés à des dispositifs et qui se rendent compte de ce dernier. Aussi le designer finit par être lui-même dépassé par les machines et voit ses outils lui dicter ses choix. Soit l’automatisation du processus de fabrication montrée dans la fiche « Auto-engendrement » du catalogue de l’exposition « Les Immatériaux» de Jean François Lyotard5. Cette fiche illustre l’automatisation complète d’un processus de création d’une voiture à l’aide d’un logiciel et de « matériel ». La question de l’implication du logiciel se pose : qui crée, le logiciel, celui qui a créé le logiciel ou le designer qui l’utilise? Le designer sera sujet à la honte en se rendant compte du contrôle du logiciel, et par extension de la machine, sur la création. En étant entouré de machines qui le dépassent, le designer se sent honteux. S’il est souvent nécessaire de suivre des formations pour apprendre à se servir de logiciels et d’outils, cela montre que les machines ont atteint la limite de l’homme, les compétences requises pour les utiliser n’étant plus innées ou, tout au moins, facilement accessibles. De plus, le design passe aujourd’hui toujours par les machines, il est devenu une discipline de l’esprit et non du corps. Le designer est dépendant de ses outils, ce qui le rend périssable, car remplaçable par d’autres designers qui sauront aussi les utiliser. Cependant, à l’inverse des prévisions de Anders, de plus en plus de designers s’orientent vers une démarche éthique visant à se rapprocher de l’artisanat, amenant les créateurs à s’éloigner de la machine afin d’en être moins dépendants, ou à composer avec elle. C’est le cas par exemple de la jeune designer Eva Vedel qui allie des nouvelles technologies telles que l’impression 3D et l’utilisation de smartphones dans ses projets avec des méthodes de fabrication proche de l’artisanat telle que la céramique.
Suzanne ANGER, Master 2 « Design Arts Médias », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.
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NIETZSCHE Friedrich, « Aurore », dans Œuvres, Tome 1, Paris, Robert Laffont, tr. fr. H. Albert, 1993. ↩
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« Centre.- Ce sentiment : "je suis le centre du monde !" se présente avec beaucoup d’intensité, lorsque l’on est soudain accablé de honte ; on est alors comme abasourdi au milieu du ressac et l’on se sent comme aveuglé par un seul œil énorme qui regarde de tous les côtés, sur nous et au fond de nous-mêmes » : nous traduisons. ↩
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« S’il veut se fabriquer lui-même, ce n’est pas parce qu’il ne supporte plus rien qu’il n’ait fabriqué lui-même, mais parce qu’il refuse d’être quelque chose qui n’a pas été fabriqué ; ce n’est pas parce qu’il s’indigne d’avoir été fabriqué par d’autres (Dieu, des divinités, la Nature), mais parce qu’il n’est pas fabriqué du tout et que, n’ayant pas été fabriqué, il est de ce fait inférieur à ses produits. [...] Dans sa honte prométhéenne, l’homme préfère, lui aussi, la chose fabriquée au fabricant, accordant à la chose fabriquée un degré d’être supérieur » texte original pris de Günther Anders, traduction de Christophe David. ↩
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Voir notice « Obsolescence ». ↩
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LYOTARD Jean-François, « Auto-engendrement » dans Les Immatériaux, Paris, Ed. du Centre Georges Pompidou, 1985. ↩