MOLES, Abraham, Psychologie du kitsch, l’art du bonheur, Paris, Editions Denoël, coll. Bibliothèque Médiations, 1976 ; Rééd. Psychologie du kitsch, l’art du bonheur, Paris, Univers Poche, coll. Pocket, 2016.
Dans Psychologie du kitsch, l’art du bonheur, Abraham Moles traite du phénomène kitsch, encore émergeant lors de la parution de l’ouvrage. Il essaye de comprendre comment il se définit à travers ses différentes manifestations et en quoi il convient de les analyser afin de comprendre les rapports que l’homme entretient avec son environnement.
Abraham Moles soutient que l’individu a connaissance de son environnement à travers des médiateurs, et les rapports entretenus avec ces médiateurs doivent nécessairement être analysés si l’on s’intéresse à ceux entretenus avec l’environnement. Ainsi les objets peuvent constituer des médiateurs entre l’individu et son monde, et les rapports que la personne a avec ses objets nous renseigneraient sur ceux qu’elle entretient avec le reste de l’environnement. Le kitsch est, selon Abraham Moles, une modalité de ces rapports, pouvant potentiellement s’appliquer à tout ; modalité dont l’apogée est due à un contexte particulier qui lui confère une dimension sociale, et qui se caractérise principalement par cinq principes relevant de l’inadéquation, de la cumulation (terme employé par Moles synonyme d’accumulation), de la synesthésie, de la médiocrité et du confort.
L’ouvrage se compose de deux parties. Une première (chapitres 1 à 5) où Abraham Moles vient caractériser théoriquement le phénomène du kitsch, et une seconde (chapitres 6 à 14) où il traite de ses manifestations pour les analyser et proposer des typologies, alternant développement historique et cas contemporains. L’ensemble est destiné à révéler ce qu’est le kitsch considéré de façon neutre, sans jugement de valeur, le terme étant plutôt connoté péjorativement.
Ainsi, pour Abraham Moles, il convient d’élaborer un concept du « kitsch » pour le rendre appréhensible, le kitsch ayant longtemps été absent des langues latines. Il commence pour cela par poser le cadre théorique dans lequel il compte révéler ce phénomène social lié à l’art, en expliquant que l’être de la société moderne connaît principalement cette dernière au travers des rapports qu’il entretient avec son environnement matériel. Il énumère ces liens et situe le kitsch comme un nouveau mode de relation issu d’un certain mélange des précédents dans un contexte de « civilisation bourgeoise », caractérisée par un excès des moyens sur les besoins et basée sur la consommation. Abraham Moles fournit des principes kitsch qui permettent de le distinguer et d’établir des subdivisions. Le principe d’ « inadéquation » est présent dans les écarts à la fonction, lorsque les moyens sont disproportionnés aux vues des fins, quand il y a une complexité gratuite et inutile, pouvant se manifester dans une ornementation gratuite. Le principe de « cumulation » se traduit dans la volonté de surenchère des moyens aboutissant à un encombrement, dans l’entassement frénétique propre à la civilisation bourgeoise, voulant combler le vide en y plaçant le plus d’éléments possibles, que ce soit des ornements ou encore des objets, sans nécessairement qu’il y ait une cohérence, débouchant souvent sur le principe de « perception synesthésique », lorsque les canaux sensoriels sont assaillis simultanément ou de manière juxtaposée. Le principe de « médiocrité » est lié à l’abandon de recherche d’absolu pouvant caractériser l’art pour une position moyenne, acceptable pour la masse de consommateurs, il peut s’agir d’une forme nouvelle mais qui ne sera pas avant-gardiste pour autant. Enfin le principe de « confort » découle de l’absence de prise de position tranchée du principe précédent, le rapport kitsch étant caractérisé par une complaisance facile et confortable envers l’inadéquation, l’irrationalité, ne nécessitant pas d’audace.
Abraham Moles précise ensuite que le kitsch a une fonction didactique, d’éducation au bon goût, permettant à une classe sociale de parvenir au niveau d’exigence socio-culturel de celle qui lui est directement supérieure en comblant ses besoins et par recherche d’imitation.
L’ouvrage traite ensuite de ses manifestations et vient resituer la genèse du kitsch au moment de la révolution industrielle, bien que Abraham Moles précise que le rapport kitsch a toujours existé au sein de l’art, se nourrissant de tous les styles. L’expansion des marchés, favorisant l’intérêt pour les objets exotiques, et l’émergence des grands magasins, en revendant de véritables et des ersatz ainsi que des copies d’objets anciens, ont favorisé le développement du kitsch, produisant une nouvelle relation entre les consommateurs aspirants au bonheur et les commerces. L’ouvrage continue avec la réaction du fonctionnalisme, l’exacte opposé du kitsch, se fondant sur une rationalité basée sur la fonction. Celui-ci, ayant atteint son point d’orgue avec le Bauhaus, induit un rapport au monde fonctionnaliste ne pouvant plus être ignoré. Cependant, selon Abraham Moles, le citoyen moyen ne parvient pas dans son comportement à se maintenir à la hauteur de sa propre rationalité, provoquant un déclin du fonctionnalisme, dont ne reste que des prétextes de fonctionnalité, appliqués à des objets kitsch. Le néo-kitsch ne vient plus copier l’ancien mais se base désormais sur l’étude des désirs des masses auxquelles il s’adresse désormais plus qu’à la bourgeoisie, se fondant sur une quête permanente du plaisir à l’échelle de l’individu. Traitant des manifestations du kitsch dans le domaine de la musique, qui fait appel au langage culturel déjà acquis pour être appréciée, l’ouvrage souligne le fait que le kitsch est un facteur de ségrégation socio-culturel. Abraham Moles vient ensuite analyser comment l’émergence du supermarché, détrônant le grand magasin, crée un nouveau système de valeurs psychologiques donnant au consommateur l’impression qu’il est dominant et induisant un nouveau mode d’existence des objets auxquels on incorpore une péremption, nécessaire pour renouveler le cycle de consommation permanente. Avec le supermarché arrive également un nouveau mode de conception des objets : faisant intervenir dans un « jeu stratégique », le designer adapte aux goûts du public analysés par le maître du magasin les idées et formes nouvelles de l’artiste. L’ouvrage explique que, en Occident, la complexité des assortiments d’objets est supérieure à celle des besoins, poussant les supermarchés à créer de faux besoins par le biais du marketing, afin de masquer ce déséquilibre et justifier des objets inutiles en leur prétextant une fonctionnalité, permettant au kitsch de naître dans cet écart.
Hormis les principes d’inadéquation, de cumulation, de synesthésie, de médiocrité et de confort précédemment expliqués, les concepts clefs de l’ouvrage sont le « Verkitschung » et le « quotidien ». Le Verkitschung correspond au processus de « kitschisation » d’une œuvre, opérée par étapes par des arrangeurs, qui n’ont pas le génie de l’artiste mais un talent reproductible du fait d’utilisations de procédés répertoriables. Le cadre du quotidien de l’individu, en particulier sa maison, a également un rôle fondamental dans le phénomène kitsch. L’individu cherche à l’aménager afin d’y trouver le confort et ressentir le plaisir en y accumulant des objets et adoptant des rites d’un mode de vie bourgeois favorisant le rapport kitsch à son environnement, faisant intervenir les cinq principes.
Psychologie du kitsch, l’art du bonheur concerne le champ du design dans la mesure où le rapport kitsch se manifeste souvent dans les objets au travers les principes évoqués par Abraham Moles. Il montre que malgré les qualités didactiques qu’on peut trouver au kitsch, celui-ci reste un symbole de mauvais goût et de ségrégation socio-culturelle. La question de l’ornementation gratuite a pu préoccuper un certain nombre de théoriciens du design, comme notamment Étienne Souriau qui doutait1 de la capacité de la Charte2 de Jacques Viénot à préparer l’esthétique vers le style devant succéder au modernisme, estimant que les arts impliqués finiraient par se faire remplacer par des arts explicites, comportant un certain dosage d’ornementation gratuite supplantant les arts impliqués devenus un style dépouillé ne pouvant être apprécié éternellement. Avec ces arts explicites on retrouve également l’idée de médiocrité et de confort, où l’aménagement des formes prend l’aspect de l’affordance, qui fait perdre aux objets leur faculté à enrichir l’usager dans son apprentissage du mode d’utilisation. Cet ouvrage vient également soulever un enjeu présent dans les critiques de Victor Papanek à l’égard la finalité du design3, le kistch allant à l’encontre de l’idée de projet éthiquement soutenable, car reposant sur un système de production créant de faux besoins pour fonctionner, et ayant une péremption incorporée afin de se renouveler perpétuellement.
Paul FLOUTIÉ, Master 1 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.
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SOURIAU, Etienne, Présent, Passé, Avenir du problème de l’esthétique industrielle, Vendôme, presses universitaires de France, 1952. ↩
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VIÉNOT, Jacques, La Charte de l’esthétique industrielle, publiée dans la revue Esthétique industrielle, 1952. ↩
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PAPANEK, Victor, *Design for the Real World: Human Ecology and Social Change*,London,Thomas & Hudson Ltd, 1971 ; PAPANEK, Victor, Design pour un Monde Réel : Ecologie Humaine et Changement Sociale,* Paris, Mercure de France, traduit de l’anglais par Robert Louit et Nelly Josset, 1974. ↩